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Critiques de livres

Collectif
Je me souviens de Bruxelles. Dix-neuf écrivains se racontent en ville
Bordeaux
Le Castor Astral
Coll. "Escales du Nord"
2006
2 X 112 p.

Visages multiples des villes
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 142

Quel beau projet que celui-ci : un livre pour découvrir Bruxelles à travers mille fragments de miroirs! Je me souviens de Bruxelles est le soixantième titre de la collection "Escales du Nord" dirigée par Francis Danemark et Jean-Yves Reuzeau au Castor Astral. Il a été publié en février 2006 avec le soutien de la Région de Bruxelles-Capitale. Les éditeurs ont demandé à un photographe de capturer des images de la ville, à dix-neuf écrivains de se raconter à Bruxelles et à des passants quasi anonymes de partager un souvenir de leur vie dans la cité.

Comme en écho à ce kaléidoscope, Claude Javeau, dans L'esprit des villes, publié au Grand Miroir, évoque lui aussi Bruxelles parmi les lieux urbains qui l'inspirent : Liège, Florence, Nantes, Lisbonne, ainsi que quelques instantanés révélateurs de villes traversées, comme Montréal, Colmar, New York, Bonn ou Nuremberg…

Vous pouvez lire Je me souviens de Bruxelles par chaque bout de l'ouvrage : d'un côté, les photos d'Yves Fonck et les textes de dix-neuf écrivains, de l'autre, tête-bêche, 287 micro-souvenirs en paroles illustrés par des croquis, aquarelles, peintures et dessins de Chris De Becker…

287 paroles recueillies au long des rues de Bruxelles racontent la ville populaire d'hier ou d'aujourd'hui, celle des "echte Brusseleirs" comme celle des touristes de passage, des étudiants ou des citadins d'adoption. On y parle de bière, de moules, de frites, de maatjes, d'escargots ou de gaufres, de l'amour sur un banc près du palais de justice, de trams, de marchés, de chantiers, d'"architek", ou de Japonais déçus par la taille du Manneken-Pis.

Claude Javeau
L'esprit des villes
Bruxelles
Le Grand Miroir
104 p.

En regard des textes d'auteurs, il y a aussi les photos d'Yves Fonck, sensitives, émouvantes comme celle de cette limousine hors du temps qui transporte de jeunes mariés et un petit page mystérieux sur le ring en 1985, celle de l'enfant qui appelle sa mère au Parc de la Woluwe ou celle du sourire gourmand du serveur du Falstaff en 2005. Des images tendres, en noir et blanc.

Magique Bruxelles! Oscar van den Boogaard, le Hollandais du Surinam, nous raconte une vision fugitive, depuis la voiture de ses parents lors des grandes migrations estivales. L'éclairage des autoroutes belges commence par le réveiller, puis ce sont les lumières du port d'Anvers, puis celles des usines, puis voici l'Atomium. La Belgique nocturne lui semble un immense chantier, sans ouvrier. La Belgique est futuriste, les Belges existent-ils?

Jean-Luc Outers choisit des lieux atypiques : une place qui n'est qu'un lieu où l'on converge pour mieux se disperser, où les fils électriques dessinent une voûte sur le ciel gris. Un tunnel qui ressemble à une ligne de démarcation et qui s'avère une lueur d'espoir, offerte par les enfants de l'école numéro huit. Pour Marie-Eve Stenuit, Bruxelles a le goût, l'odeur du chocolat, pour Stefan Hertmans, les senteurs d'automne se sont évanouies, tuées par les gaz d'échappement, Bruxelles est Babel, de Stilte à Bordet. Henri Vernes, lui, y a vécu une des plus belles aventures, celle de l'amitié avec Jean Ray. Philippe Blasband aime le Bruxelles des hôtels et plus particulièrement du Métropole tandis que Jean-Baptiste Baronian s'installe à la table des fantômes, avec Jean Ray mais aussi Rimbaud, Verlaine, Magritte, Scutenaire, Nerval, Topor… Pierre Mertens, quant à lui, se désole de la disparition du Chalet Robinson, de la Laiterie et se réjouit de la restauration de l'Atomium. Jacqueline Harpman, comme Henri Vernes, déplore la destruction du Mont des Arts. Gaston Compère n'est pas inspiré par la ville : «Ce désert de pierres et de grouillante humanité est muet depuis que j'y suis presque reclus.»

On le voit, pas d'hagiographie, chaque écrivain garde jalousement son image personnelle de la cité. Les textes sont tantôt lyriques, tantôt des témoignages, parfois des récits plus proches de la fiction. La diversité ne représente pas un écueil, au contraire. Un seul bémol : la mise en page. Elle aurait pu jouer de la confrontation des textes et des images, elle reste d'un implacable classicisme…

Claude Javeau n'aime pas le vert, le vert de la campagne. La vacuité des paysages que l'on dit reposants l'ennuie, alors que la vie des villes le charme, excite son imagination. Claude Javeau enseigne la sociologie à l'Université libre de Bruxelles, pas étonnant que ce soient les gens qui l'intéressent, plutôt que les haies vives ou les paysages champêtres. Dans ces six récits précédés d'un éloge à la vie citadine, l'universitaire a rangé sa plume d'agitateur-sociologue pour traduire son amour des villes dans des textes personnels, traversés par l'Histoire qui nourrit la fiction.

Liège, c'est la première, la ville natale; l'auteur retrouve dans l'Enclos des Fusillés, à la Citadelle, la croix qui marque la sépulture de son oncle René, tué par les nazis en 1941.

Florence, c'est un amour de vingt-cinq ans, avec la musique des pas sur les pavés, toutes ces peintures de Vénus endormies, de belles aux petits seins ronds comme des pommes que le narrateur retrouve à chaque voyage avec la même émotion.

Voir Nantes, c'est mourir un peu. Lisbonne, c'est être deux, sans plus de détails, dans une ville discrète, réservée, pas vraiment méditerranéenne.

Bruxelles ressemble, elle, à une photo de Léonard Misonne : «Une ville sous la pluie, qui se contemple dans le miroir que lui offre la pluie, une ville qui se dédouble pendant que ses habitants rasent les murs ou sautillent sur les trottoirs pour éviter les flaques.»