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Critiques de livres


Antonio MOYANO
Je n'aime que rester suivi de Autour de Liël
éditions Le Fram
118 p.

Autour de Moyano

Tout ce que nous pourrions dire d'Antonio Moyano serait à l'image des propos tenus dans Autour de Liël, cette succession de témoignages sur une fille disparue. Est-elle vivante ou morte ? Irréductible ou frêle ? Bête ou ex­perte en amour ? Peut-être n'existe-t-elle pas. Mais chacun a quelque chose à dire sur elle. Elle inspire des paroles fortes, paradoxales. On dit qu'elle est incapable d'in­venter des mensonges mais qu'elle joue la naïve. La suivre, c'est dormir le jour et vomir tout ce qu'on a trop bu, quand l'aube vous faire voir « des tenailles arrachant les étoiles », l'aimer c'est croire que « les gar­çons qui fument ont les couilles noires » et vouloir vérifier, fréquenter ses amis, c'est se risquer à croiser les « immenses frères Acier et Béton (qui) ont des haltères qui sont des grandes boîtes de conserve pleines de ci­ment dur avec un trou au milieu ». Depuis quelques années, Moyano, lui, se muscle le cœur en shootant dans ses souve­nirs de famille. Il est le petit frère de Liël, comme elle hardi et fragile, comme elle su­çant « des boutons d'or, des roses, des cailloux » dans une bouche qui se veut « ca­pable de tout avaler pour tout bien con­naître ». Derrière ce projet d'enfant avide, il y a la maturité d'un jeu qui se déroule loin des terrains balisés, ce qui a valu à Moyano de n'exister longtemps que pour quelques-uns, au travers de petits recueils volontaire­ment autoédités, parfois agrémentés de dessins, autant de fragments reflétant son talent.

Talent dédoublé, puisque Moyano est aussi ce peintre dont William Cliff écrivait en 1997, lors de sa première exposition intitu­lée « Mi familia and Co » : « c'est comme une proclamation criante de l'étonnement d'exister (...) mais en même temps, une dé­chirure, une grimace, une revendication d'autre chose chevillée aux secrètes blessures de l'être ».

Peintre, il le demeure dans ses écrits, avec cet expressionisme ingénu qui, dans Je n'aime que rester, donne sa pleine mesure. Dans ce livre publié, cette fois, par les édi­tions Le Fram, Moyano poursuit le projet, audacieux et modeste, de parler de sa fa­mille. Père, mère, sœur et cousins, grands-parents, oncles et tantes, voisins, chacun nommé à visage découvert. On admire cette prise de risque. Pour y survivre sans dé­sastre, il faut une âme pittoresque, au sens premier du terme : une âme de peintre, pré­cisément, qui ne fasse pas transiter l'émo­tion par la pensée ou l'interprétation (dé­tour des timorés), mais qui tente au contraire de la restituer brute, avec simpli­cité et force. Pittoresque aussi au sens se­cond : le contraire du banal, de l'incolore, du plat. Impossible d'oublier l'appartement orné de rideaux et de linge à sécher, bruis­sant comme une frégate, les larmes du « Padre » (curé) qui aimait trop les enfants, le corps cuivré du cousin dans le grand lit parental, l'enterrement des petits soldats en plastique avant le grand départ pour la Bel­gique, le sac mystérieux de la marraine-ma­râtre, la terrifiante Ana, ou le Grand Christ en plâtre qu'Antonito rêvait de débarrasser de sa crasse. Autant d'épisodes tragi-comiques d'une enfance espagnole, autant de « petites peaux de langue maternelle » reve­nues sur la langue de l'auteur, pour notre jubilation. « Ses souliers neufs lui font hor­riblement mal, ses pieds sont comme de pe­tits oiseaux à l'étroit dans un bocal de sel et de soufre. » (...) « Vous avez fouillé vos poches à la recherche d'un mouchoir. Finalement, ne le trouvant pas, vous avez pris un petit morceau de pain qui traînait sur la table pour essuyer vos yeux pleins de larmes » (...) « Voici qu'Ana jette son den­tier dans un verre d'eau, et ce lourd nénu­phar — viande rose et métal — me dé­goûte, il ne flotte pas, il coule à pic. Ce trou dans sa bouche m'effraye ». Autofiction, sans doute, s'il faut sacrifier à ce terme à la mode. Mais sans la complai­sance qui l'accompagne le plus souvent, sans le recul qui la suit, comme si le lecteur, devenu voyeur malgré lui, était entré par ef­fraction dans un périmètre interdit. Ici, c'est tout le contraire : on ressort de la lec­ture avec le sentiment de faire partie de cette famille, d'être au plus près de son his­toire ; pour un peu elle deviendrait la nôtre. « N'as-tu pas honte, mon fils, à ton âge, de te montrer en slip en pleine rue ? » Non, le fils n'a pas honte. Il court, éternellement, après la mère, qui court après le père, il soigne, en écrivant, leurs disputes de tra­vailleurs éreintés, leurs angoisses d'humbles gens qui n'ont pas le choix des moyens : il leur faut crier, rire, boire, pleurer, prier, dé­tester, accumuler des montagnes de provisions et des montagnes de vieilles querelles. En digne héritier, Moyano fait provision d'images et déploie, à se mettre en scène, la même ardeur que mettent ses personnages à survivre. Sans indulgence. Mais avec une intelligence artistique qui lui tient lieu de cœur.

Dès  lors  comment  s'étonner  que  nous vienne le désir d'être cet enfant-là et d'arri­ver à parler, un jour, comme il nous parle ? 

Caroline Lamarche