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Critiques de livres


Angela VERDEJO
Je ne l'ai pourtant pas rêvé
Paris
Grasset
2003
220 p.

La réalité

Angela Verdejo est née à Valparaiso au Chili. En 1975, elle a treize ans lorsqu'elle fuit avec sa famille la dic­tature de Pinochet. La Belgique devient sa terre d'asile — on le suppose, comme dans le roman de Pierre Mertens, un peu équi­voque, un peu niaise, et généreuse ma non troppo. Dans Je ne l'ai pourtant pas rêvé, le premier roman qu'elle vient de publier, l'exil belge n'est toutefois présent que par de discrètes allusions. Il intervient dans le passé déconstruit, parcellaire, que tente de recomposer le narrateur Victor Fernandez. Il n'est, le plus souvent, qu'une couleur ou qu'une musique parmi d'autres : « Je ferme les yeux et me couche visage vers le plafond. Je vois des couleurs pétiller. (...) La façade verte de ma maison. La nappe bleue de la table de grand-mère. (...) Le gazon vert autour de la basilique de Koekelberg. Sa coupole bleue. (...) A Bruxelles il y a plein d'endroits pour s'abriter du froid. Il y a le Bierkelder où on peut prendre une bière au son du heavy métal. Je n'aime pas trop cette musique bien que j'aime la discordance. » Si Victor « aime la discordance », c'est d'abord qu'il ne veut pas se réconcilier, qu'il veut pathétique­ment donner à connaître sa vision de la réa­lité — que nul ne veut admettre, que cha­cun se plaît à réfuter. Car Victor est enfermé dans un hôpital psychiatrique, qui pourrait être une prison — ou, plutôt, que ses mots font ressembler à une prison, mais rien n'est sûr, rien n'indique qu'il faille le croire absolument. Il ne voit plus de l'œil droit, il n'entend plus de l'oreille droite, il endure une blessure au palais. Quand il en a la force ou que les brumes des drogues se dissipent, il confie au papier les lambeaux de sa vie, il reconstitue le grand puzzle de sa mémoire douloureuse. L'on apprend qu'il a été physicien, qu'il a été opposant au ré­gime de Pinochet et contraint de quitter le Chili. Il a une femme, Amanda, et une pe­tite fille, Julia, qui est morte. Il a un frère — mais est-il mort ou vivant ? Vient-il lui rendre visite ? Existe-t-il ? Plus la réalité se reconstruit, plus elle se dérobe. Victor semble pourtant lucide. Il est encore ca­pable de tenir des propos qui paraissent à la fois corrosifs et pertinents : « Mon pays a be­soin de semblants. Semblant que tout va bien. Semblant de Réconciliation. D'harmonie. (...) Tout le monde s'aime. On s'est par­donné. La haine a été bannie et la Démocra­tie est de retour. » Mais à d'autres moments il ignore que Pinochet n'est plus le chef de l'Etat, qu'il a été remplacé par un président élu, qu'en 2000 c'était un vieillard « incarcéré à Londres ». Il confond ses gardes — ou les dédouble, les démultiplie. Et, peu à peu, le lecteur ne sait plus à qui il a affaire. Est-ce une victime qui a souffert au point que le réel lui est devenu inaccessible ? Un meur­trier qui subit les séquelles d'une tentative de suicide ? Un homme ordinaire qu'un acte incompréhensible a précipité dans la folie ? Dans Je ne l'ai pourtant pas rêvé, il suffit à Angela Verdejo de brouiller quelque peu les cartes pour susciter l'étrangeté. De même prête-t-elle au narrateur une écriture sans fioriture, où les heurts, les balbutie­ments trahissent seuls les failles de l'indi­vidu : « Mes yeux sont opaques mais on dis­tingue encore la couleur. (...) Parfois ils sont plus clairs, cela dépend de la couleur que je porte. Des vêtements, je veux dire. Ils peuvent aller du marron au jaune et même devenir verdâtres. Mes yeux, je veux dire. » L'ap­proximation syntaxique et sa correction im­médiate sapent à dessein la rationalité du discours, dans un premier roman qui se ré­vèle somme toute prometteur.

Laurent Robert