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Critiques de livres


Serge NOËL
Je suis la plus petite place Tien Anmen du monde
Avin
Editions Lux
coll. A contre flot
1999
213 p.

Sur la place publique

Il y a des plaisirs qui n'engagent ni ne coûtent: comme celui, par exemple, de trouver une épigraphe à un texte qui en est dépourvu. Pour Je suis la plus petite place Tien Anmen du monde de Serge Noël, je proposerais les trois derniers vers d'un poème de L'homme rapaillé du québécois Gaston Miron : « Je suis sur la place pu­blique avec les miens / la poésie n'a pas à rougir de moi /j'ai su qu'une espérance soulevait ce monde jusqu'ici. » Pour Serge Noël, effec­tivement, la poésie est une manière parmi d'autres de traduire un engagement dans la vie de la Cité. Elle n'est ni la seule ni, sans doute, la plus efficace. L'auteur est con­scient de la contradiction qui se fait jour dès lors qu'il « prétend écrire pour les sans rien » alors que « son bouquin coûte bon­bon ». Il sait quel destin risque d'être celui d'un livre de poèmes, peu ou mal diffusé et accueilli dans un silence indifférent — a fortiori s'il est signé par quelqu'un qui ne possède pas les clefs du milieu. Conservant intacts ses enthousiasmes de jeunesse — pour l'amour, pour la poésie, pour l'action militante —, il se veut toutefois lucide et sans illusion. Témoin de maints désenchan­tements, de maintes trahisons de soi, l'ex-futur grand révolutionnaire « est devenu un petit artisan de la résistance, sans quartier gé­néral planétaire, sans lendemains qui chan­tent, sans garanties scientifiques. » S'il a fallu « en rabattre » et si, par conséquent, le pro­jet d'écriture s'avère nécessairement mo­deste, les raisons de transcrire sa rage en poèmes ne manquent pas. Dans la section « Les roi des belges », Serge Noël s'attaque à un des derniers tabous d'une société qui se rêve mollement consensuelle : la royauté. Dans « Conversation entre les bourgeois et la famille des Saxe-Cobourg-Gotha (commentée par un homme) », il passe en revue les plus éloquents silences de cent septante ans de monarchie bourgeoise. Sous les propos cy­niques des bourgeois et sous les réflexions de l'homme se dessine une sorte d'envers du décor où sont épingles divers événements historiques, qui ne sont évidemment pas des scoops mais qui sont peu présents voire carrément occultés dans la littérature fran­cophone — et singulièrement dans la poésie :

Les bourgeois : c'est alors que le deuxième roi plus ambitieux et plus adroit s'acheta simplement le droit de régner au cœur de l'Afrique avec la terreur et la trique pour le prestige et pour le fric

 

(...)

 

L'homme :

 

(...)

 

fantômes énormes du mensonge c'est ainsi qu'un saint roi serra la main droite de Lumumba peu de temps avant qu'on le tue un saint roi qui s'est tu.

Ailleurs, c'est le prince Philippe qui reçoit les honneurs d'une « Ballade du prince ahuri » : « des peuples se déchirent pour un morceau de terre / les marchands de canon multiplient les affaires / mais en première page des quotidiens on rit / car le prince se marie ». Dans plusieurs poèmes, Serge Noël recourt à ces signaux traditionnels du genre poétique que sont les vers comptés et rimes — généralement l'octosyllabe et l'alexan­drin ; abordant des sujets inusités et employant un vocabulaire familier, il gauchit la forme fixe dans le même temps qu'il s'y soumet, un peu comme le pratiquait William Cliff dans ses premiers recueils. Certains textes écrits en vers libres ne sont pas moins percutants ; ainsi en est-il de la longue « Chronique judiciaire », qui égrène la tragique théorie des exclus de tous bords, seulement suspects de pauvreté, seulement coupables de leur naissance dans un quar­tier ou dans un pays de misère : « un homme blanc / tout petit / se demande ce qu'il y a à comprendre / quand on jette par la fenêtre d'un taudis ses petites affaires /pour loyer im­payé / (...) / les Africains meurent dans le train d'atterrissage des avions /(...)/ tout ceci a l'inconvénient / de mettre l'ordre en dan­ger. » L'entreprise de Serge Noël est, au fond, salutaire : elle met en évidence la ca­pacité d'indignation que peut receler un écrivain, pour autant qu'il ait les yeux des­sillés sur les réalités politiques et sociales de son temps. Incidemment, elle rappelle aussi que la poésie n'est pas forcément le passe-temps confortable d'un reclus volontaire.

Laurent Robert