pdl

Critiques de livres


Céline JOOS et Thomas DE DECKER
Antoine
Bruxelles
Tache Production
2005
52 p.

http:// www.tournezmanège.world

Si la sortie d'un livre reste toujours un événement, il y en a quelques-uns qui, dans la pléthore, nous ar­rivent comme une insertion marginale. Une bouffée illico d'air frais, une am­biance envahissant dès l'entame le lec­teur qui a sorti ses eurobillets pour acquérir l'objet code-barre. Signé con­jointement Céline Joos pour l'écriture et Thomas De Decker pour le dessin, Antoine est de ceux-là. Cette nouvelle production de Tache — la quatrième après Un Brin de soleil, 12h27 et Un frère — nous parle, et même davantage. Ce « blog » ou plutôt ce journal intime — c'est kif-kif — invite le liseur à tra­vers un réel voyeurisme, à se rendre complice d'une diariste douce-amère. Couchés sur papier non bible, ces mots nous sont familiers et dans les contextes quotidiens qui sont les nôtres, à l'heure du prêt à penser, cette écriture même noire fait du bien. C'est déjà ça puisque humainement, on en parlait, ce que l'on endure parfois sur terre, ce n'est pas toujours jojo.

Edité courageusement, Antoine, c'est l'histoire d'un bonheur à l'envers. La trame y est pourtant simple, il s'agit d'un classique et habituel problème de couple qui n'arrive plus à communiquer, la vie commune devenant un puzzle misérable. Mariée très vite à Antoine, un assureur féru de « Web World Discovery », une employée d'une agence matrimoniale tristounette en ménage et lasse de sa condition rêve d'un monde sans routine où elle puisse se distraire ou connaître à nouveau un amour partagé, une nouvelle relation, retrouver un autre homme ou alors un amant qui sache la comprendre, la reconvertir au bonheur car la platitude d'Antoine l'étouffé. Même l'enneigée météo et cette ville gris souris — Bruxelles ? — prennent un malin plaisir à déprimer encore plus son existence sans descendance. Alors, pour contrer la donne, signe des temps, se connecter à Internet demeure un bon moyen de se faire de nouvelles connaissances, de nou­veaux amis, de s'approcher d'un senti­ment nouveau, blablabla. Après les diffé­rents profils de la désormais « rodéo-chat (te) + si affinités », elle se sent proche d'un gars et peu à peu, elle se rattache comme à une bouée à ce qu'elle échange avec « Sans-Rêve », pseudonyme choisi par son interlocuteur pour dialoguer avec elle. Les deux internautes se plaisent et veulent naturellement se voir. Date et lieu du ren­dez-vous fixés, c'est là, dans cette vieille ferme, que tout bascule. Elle retrouve An­toine étendu mort. Prévenue par un appel anonyme, la police a vite fait le rapproche­ment. Fouillant le disque dur de son ordi­nateur, elle l'inculpe de complicité de meurtre. Polar crapuleux ? Pour déballer son histoire et décrire ce qui lui est arrivé — son malaise, le cheminement d'un banal « fait d'hiver » —, elle répète d'abord au flic, ensuite à son avocat et, pour finir, aux murs carcéraux qui l'encer­clent, inlassablement cette même phrase : « il n'y a pas eu préméditation ». Pour se rassurer, comme pour se persuader qu'elle n'est pas coupable, qu'elle est étrangère à ce drame, qu'elle est plutôt victime... Elle voulait simplement changer d'air, refaire sa vie, partager autre chose qu'un fiasco pro­grammé, que ce métro boulot dodo avec un mari inexistant passant toutes ses soi­rées devant un computer. Sa vie s'achèvera ou recommencera au moment du verdict car la complicité dans la préméditation, ça va chercher loin. Ce livre profond à plus d'un égard s'achète comme une offrande pas chère payée, il me semble, pour ce genre de « produit » — miroir d'un présent qui se passe. Attachante, l'écriture caver­neuse de Céline Joos mêlée à de chaleu­reuses illustrations « made in Thomas » y est fluide et, par touches successives, extrêmement féminine. Saluons donc ce duo intime car il nous offre cette chance de nous arrêter quelque peu. La vie, l'autre, sur ce qui a été pondu. Ça va vous plaire, c'est à craindre.

Paul-Etienne Kisters