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Critiques de livres

Serge Kribus
L'Amérique
Arles
Actes Sud-papiers
2005
70 p.

L'Amérique, c'est peut-être pas en Amérique…
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 142

Serge Kribus écrit sa première pièce de théâtre, Arloc, en 1987. Elle sera créée par Jorge Lavelli au Théâtre de la Colline, à Paris, en 1996. Un deuxième opus, Le grand retour de Boris S, édité en 1993, est mis en scène par Marcel Bluwal au Théâtre de l'Œuvre en 2000. Rien que du beau monde : les metteurs en scène ne s'y sont pas trompés, les textes de Serge Kribus sont faits pour être joués. La création théâtrale rattrape, à présent, l'écriture. Bruno Abraham-Kremer a demandé à Kribus d'écrire le présent texye, qu'il a d'ailleurs inspiré… La première de L'Amérique, publiée en août 2005 dans la collection Actes Sud-Papiers, a eu lieu le 9 septembre 2005 au Studio des Champs-Elysées, dans une mise en scène de Bruno Abraham-Kremer.

L'Amérique entraîne deux personnages dans un voyage étrange. De Paris à Bruxelles et retour, à Nice, à Londres, sur les routes de France et de Navarre. Mais pas Outre-Atlantique : l'Amérique, c'est dans la tête, à présent, qu'elle existe, comme un lieu mythique où l'on se sent sauvé, pas dans un pays qui fait la guerre à tous ceux qui ne pensent pas comme lui.

Georges et Bernard, pardon, Jo et Babar, sont seuls en scène. Une amitié soudaine, surprenante, a rapproché ce loubard parisien déjanté qui n'a peur de rien, pas même de la mort, d'un étudiant en médecine, belge, juif, mal dans sa peau, qui a peur de tout, même de son père. Cette association contre-nature, cette "mauvaise fréquentation", emmène le jeune homme de bonne famille sur les sentiers voyous. Jo vit "du mystère de la nuit et du parfum de l'aube". À partir de leur coup de foudre amical, Jo et Babar partagent tout : les bons et les mauvais coups, les voitures, les voyages, le LSD, les copains, les filles, les amours… C'est Jules et Jim, Depardieu et Dewaere dans Les Valseuses, c'est l'amitié à la folie.

La première image est forte : les coups de feu, l'automobile qui valse dans le décor, le sang qui pisse. Jo est en train de mourir, dans l'ambulance qui l'emporte à l'hôpital. Il refuse les soins, drague la jeune stagiaire qui essaie de le sauver, agresse son collègue aux yeux en caoutchouc ("Juste pour lui montrer que tant qu'on est pas mort, on peut faire chier"), obsédé par une idée fixe : retrouver Babar.

Avec ce premier monologue, on découvre le personnage tout entier : tous ses traits de caractère, son attachement effréné pour Babar, sa gouaille parisienne, son ironie, qui le fait se réjouir d'avoir enfin du plomb dans la cervelle, réalisant le souhait de sa mère : "Toi, mon bonhomme, il te faudrait du plomb dans la cervelle. T'as que de l'eau gazeuse dans le ciboulot."

Terrible. À l'instant où il se sent froid à l'intérieur, vide, Jo se désole : il paraît qu'on revoit tout, mais lui, il ne voit que dalle. Si, il finit par revoir quelque chose : Babar est là, dans ce petit bar de leur première rencontre. Sur scène, ils sont deux. Deux pour interpréter leur rôle mais aussi les autres personnages importants qui ont traversé leur histoire.

70 pages pour vivre avec eux les années 70, la folie d'une passion totale, indestructible entre deux hommes. 70 pages d'une écriture magnifique, juste, qui suscite les images et donne à ces deux personnages l'épaisseur de la vie, tout en laissant entrevoir les particularités d'une société encore marquée par la Deuxième Guerre mondiale, par la soif de liberté et les révoltes de ces années-là. À voir, c'est-à-dire à lire, dès que l'on a un peu de temps.