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Critiques de livres


Collectif
La Belgique imaginaire
Bernard Gilson éditeur
1994.

Incidents de frontière

« Mon frère Mustapha m'a tou­jours affirmé que la Bel­gique n'existe pas, que seul est vrai le pays de Tintin », raconte Ahmed sous la plume de Franck Andriat, dans l'un des récits qui composent ce recueil réuni par Bernard Gilson (dans le prolongement d'un Bruxelles littéraire paru il y a sept ans), à l'enseigne de La Belgique imaginaire. Titre presque redondant : pour la plupart des au­teurs, il ne fait aucun doute que la pauvre B. est une fiction de pays, une contrée par essence imaginaire. Voudrait-elle se doter d'une mythologie que celle-ci serait frappée du sceau de la dérision. Si Noé avait été belge — comme André-Marcel Adamek s'amuse à le supposer —, la construction de l'arche se serait heurtée aux vexations d'une bureaucratie tatillonne. Le plat pays, comme chacun sait, est le plus petit dénominateur commun entre Courteline et Kafka. Donc, l'action se passe en Belgique, c'est-à-dire nulle part. Nul besoin, alors, de s'en remettre à un fantastique qui trouva natu­rellement à s'épanouir sous nos cieux — ce qu'on nomme par commodité la réalité ex­halant d'emblée un sentiment d'étrangeté. On ne s'étonne donc pas de voir les ques­tions de l'appartenance et de la frontière se reposer ici avec insistance. Comment être de ce non-pays quand, ouvrier maghrébin, on a débarqué un beau matin à « Brussel Zut », ou si l'on a grandi, comme Claudette Sarlet, dans les colonies, entre deux mondes, entre deux langues ? Comment ? En n'étant pas tout à fait d'ici, en allant voir ailleurs si l'on y est. Yves-Marie Lucot raconte l'histoire des contrebandiers du tabac sur la frontière ardennaise, au XIXe siècle, et Jean-Pierre Otte passe « la frontière en fraude », jetant son héros dans un quiproquo qui se solde par un vacillement quasi schizophrénique de l'identité. Les mo­tifs qui reviennent le plus souvent sont ceux de la rencontre sans lendemain, de l'erreur sur la personne, de la fuite en avant : faux pas du réel, rendez-vous manques de peu avec soi-même et le monde, compréhen­sions tardives, remords inutiles... Par-delà les différences de registre et de ton, on pourrait, en schématisant, résumer ainsi plusieurs nouvelles du recueil : un être qui avait beaucoup compté dans le passé du narrateur ou du personnage principal, et que celui-ci avait tenté d'oublier, ressurgit dans le présent de façon inattendue (hasard, rencontre inopinée, retour au pays). Eton­nante convergence entre des auteurs qui ne se sont pas concertés. Significativement, l'imaginaire qui se déploie ici ressortit da­vantage à la mémoire qu'à l'utopie. « En ce beau pays condamné à bientôt disparaître » (A.-M. Adamek), il se projette dans le passé plus volontiers que dans un avenir incertain.

Thierry Horguelin