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Critiques de livres


Vera FEYDER
La belle voyageuse endormie dans la brousse
Le Grand Miroir
2003
539 p.

Les beaux destins

Vingt ans. Vingt ans que La belle voyageuse endormie dans la brousse se tramait dans la tête de Vera Feyder ; vingt ans que ses lecteurs attendaient un successeur à son dernier roman paru, Caldeiras (dont une nouvelle version avait été publiée aux éditions Ancrages en 2001) ; vingt ans, non pas d'écriture conti­nue (la mort de sa mère, en 1985, avait in­terrompu le cours du livre, et d'autres cir­constances probablement) mais de gestation permanente ; vingt ans nécessaires à ce que les personnages acquièrent leur épaisseur, à ce que leur destin romanesque devienne plus vrai, plus beau que nature ; vingt ans enfin abolis et sans que la croyance de Vera Feyder en la littérature n'en soit entamée. Vingt ans. Autant d'années que Joseph Conrad en mit pour écrire Rescousse, un des romans qui comptent pour Vera Feyder, un des romans de l'auteur le plus cher au cœur de l'écrivaine, plus qu'on ne saurait le dire. Ce que l'on peut avancer tout de même sans risque de se tromper, c'est que La belle voyageuse ne serait pas telle qu'elle est sans l'œuvre de Joseph Conrad. Parce qu'elle a nourri l'imaginaire de Vera Feyder, lui a donné le goût littéraire des échappées vers des contrées lointaines et inconnues, elle qui est née à Liège en 1939, et n'a quitté la ville qu'en 1956 pour monter à Paris et de­venir comédienne. Plus précisément, on peut dire que Miss Elna (l'un des person­nages les plus attachants du livre — mais presque tous le sont), violoniste partie au­trefois jouer de son instrument dans un or­chestre de femmes sur les mers malaises et revenue à Fondouce (le nom romanesque que l'écrivaine a inventé pour Chaudfontaine, où se déroule une grande partie du roman, au début des années cinquante), voit sa destinée bouleversée quand elle se reconnaît dans une scène d'un roman de Conrad, Le victorieux (habituellement inti­tulé Victoire). Dès lors, elle n'aura de cesse de vouloir rejoindre l'écrivain à Bishopsbourne, près de Douvres, où il vivait (et où sa maison était ouverte aux musiciens). Pas une seconde elle n'a songé qu'il pût être mort. A tout, malheur est bon. Le destin jouera en sa faveur, elle trouvera dans ce vil­lage anglais l'union parfaite avec un exégète de l'œuvre conradienne prénommé Marin (marin, comme le fut le romancier-nouvel­liste) qui deviendra son partenaire amou­reux et musical — la musique a, dans La belle voyageuse, ce pouvoir magique, comme la littérature, les rêves et les voyages, de réussir ce que la vie échoue, la complétude et le bonheur des êtres. Cela ne sera pas la seule intervention de la musique dans ce roman choral mais on n'en dira, évidem­ment, pas davantage (le suspense est un des ressorts du livre), juste qu'un violoniste se mettra sur le chemin entravé de Clairette, ouvrière et amoureuse en détresse. Malheu­reuse à cause d'un mauvais coup du destin. D'un mauvais coup d'Orfila, l'enfant arra­ché à sa mère à l'âge de neuf ans et devenu homme de cirque, homme attraction, homme-serpent, « l'homme qui vous file entre les doigts », qui sauve les insectes, ouvre la cage aux animaux mais qui, comme Alba dans La bouche de l'ogre (Le Grand Miroir, 2002) est atteint de la maladie de la haine au point de ne pas déjouer le mal quand il le pourrait. Haine dont Vera Fey­der décrit parfaitement les origines, les mé­canismes et les conséquences, et qui semble parfois l'étreindre elle aussi, au détour d'une scène ou d'une remarque, ce qui ne l'empêche pas d'être généreuse avec presque tous ses personnages et de leur offrir un destin autre qu'inéluctable. Haine que ne connaissent pas les animaux et qui, en ré­compense, reçoivent toute la sympathie, l'amour et l'attention de l'écrivaine. C'est à eux d'ailleurs d'épiloguer La (si) belle voya­geuse par des monologues et des dialogues qui — et c'est là le seul léger bémol que l'on mettra à ce roman qui pourrait se transformer en série télévisée si la télévision avait de l'imagination — en disent un peu trop. Nous livrent des clefs pour des portes déjà ouvertes, ou pour ce qu'on aurait pré­féré ignorer : le destin final de Clairette, que l'on aurait souhaité tel qu'il était resté à la page 499 : en suspens. Pour que le livre ne finisse jamais.

Michel Zumkir