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Critiques de livres


Issa Ait BELIZE
La Chronique du pou vert
Éditions Luce Wilquin
2001
307 p.

Les saints, les poux et le serpent

La chronique du pou vert, premier ro­man d'Issa Ait Belize, est un livre ins­tructif : on y apprend beaucoup de pe­tites choses, notamment (dans une note en bas de page au deux tiers du récit) que le pré­nom de l'auteur, « Issa », est la traduction arabe de... « Jésus ». Avec ses connotations arabes et chrétiennes, ce prénom est à l'image de La chronique du pou vert, qui mêle les cultures et plaide pour un rapprochement des grandes religions monothéistes. L'action a lieu dans une ville marocaine appartenant à une région naguère espagnole. À l'instar du Maître et Marguerite de Boulgakov, le récit marie le fantastique religieux à la description réaliste et critique de la so­ciété. Et le trait de Belize est sévère : il fait le portrait d'un monde en décomposition où ont disparu toutes traces de civisme et de sens du devoir. Si les Espagnols sont par­tis, l'aide américaine s'avère nécessaire à la survie de la population. La gabegie est deve­nue la règle et les hommes au pouvoir se montrent particulièrement abjects et cor­rompus.

L'histoire commence avec l'intervention du surnaturel : l'ange de la mort épargne un nourrisson condamné à une fin horrible sur une décharge publique. Plutôt que de le tuer, il le confie aux bons soins d'une vieille folle nullipare qu'il rajeunit et dont il gorge les seins de lait chaud.

De cet enfant, il ne sera plus question par la suite. Car le récit de Belize se moque des règles d'unité classique : il multiplie les in­trigues et fait foisonner les personnages. Un autre événement surnaturel a une in­fluence sur tous les habitants : un juge mar­ron et obèse meurt mystérieusement avec sa jeune épouse en escaladant la décharge. À partir de ce moment, le tas d'immondices se met à projeter une colonne de fumée nau­séabonde, dont on ne parvient pas à éteindre le foyer. Ce phénomène inexpliqué attire sur place des experts militaires améri­cains, parmi lesquels se cache un spécialiste en sciences ésotériques. Par la suite, toutes sortes de calamités s'abat­tent sur la ville. Calamités sociales d'abord, car les hommes se mettent à répudier massi­vement leurs femmes. Calamités politiques, les États-Unis interrompant leur aide ali­mentaire. Calamités morales : nombre de personnages se laissent influencer par le ser­pent maléfique qui, jadis, avait poussé Eve à poser le premier acte subversif de l'histoire. Calamités sanitaires : les chevelures sont en­vahies par des contingents de poux verts qui provoquent une terrible épidémie. Heureusement, un groupe de saints vient remettre de l'ordre dans la région et atté­nuer l'influence diabolique du serpent. Cer­tains d'entre eux appartiennent au présent : un soufi habitant près de la décharge, un imam et l'Américain ésotérique. Les autres viennent du ciel et représentent chacun une alliance entre les religions ou entre les es­pèces : saint Hubert, le Belge ami des chiens, Sidi Youssef, un ermite juif local dont les musulmans n'hésitent pas à implo­rer les faveurs, et saint Augustin, chrétien né en Algérie. Quand il descend sur terre, ce dernier se retrouve d'ailleurs dans son pays natal. Il y ramène à la raison des isla­mistes armés, ce qui fait l'objet d'une des scènes emblématiques du livre. Tous ces saints se réunissent sur la tombe de Sidi Youssef, au sommet d'une colline où se sont précipités les damnés de la ville ainsi que le serpent déguisé en homme. Le sort de la région s'y joue alors comme dans un tribunal...

Le récit d'Issa Ait Belize trouve sa force en accumulant les éléments narratifs : le lec­teur risque au début de trouver les person­nages et l'intrigue quelque peu caricaturaux, mais, s'il s'y enfonce, les traits s'ajoutant aux traits finissent par le toucher. Il est alors emporté par la folie de cette chro­nique. L'accumulation se traduit notam­ment par un nombre impressionnant de personnages et par leurs propos. Chacun d'eux, du cuisinier au gouverneur en pas­sant par les mendiants, les fous, les cancé­reux, les chiens, tiennent de longs discours sur l'état du pays, le passé espagnol (sou­vent évoqué avec nostalgie), la religion, Dieu, les femmes, la politique, le libre ar­bitre ou les vices de l'humanité... Et si l'aspect religieux du livre peut laisser froid un critique athée, force est de consta­ter que le merveilleux s'insère naturellement dans l'économie de ce récit débridé.

Laurent Demoulin