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Critiques de livres


Maxime BENOIT-JEANNIN
La corruption sentimentale.
Les rentrées littéraires
Le Cri
coll. Essais
2002
199 p.

« La vie littéraire française est une divine comédie »

Le milieu éditorial français est, on le sait, une société complexe, à la hiérar­chie subtile, fonctionnant en vase clos, confronté néanmoins à une réalité : produire et vendre des livres. Si la sociologie l'a étu­dié, il n'en reste pas moins que des éléments difficilement formalisables y jouent égale­ment un rôle prépondérant, exprimables seu­lement par un auteur revendiquant joyeuse­ment la subjectivité de sa perception. Maxime Benoît-Jeannin part d'un constat : le milieu éditorial parisiano-parisien asphyxie la création littéraire, et spécialement roma­nesque, en langue française. Il pointe comme cause des éléments de natures diverses. D'abord, la confusion des genres et l'endogamie du milieu littéraire : une « trentaine de caciques » à la fois cadres de maison d'édition, critiques, jurés, académiciens et romanciers, règnent, contrôlant tout ce qui pourrait leur faire de l'ombre. La fragilité économique des maisons, ensuite, les amenant à développer des politiques commerciales agressives. D'au­tant plus qu'elles sont coincées par le système, qu'elles ont mis en place, des « retours d'office », les contraignant à publier des livres... pour n'avoir pas à créditer les libraires des invendus publiés plus tôt. Le marketing devient donc essentiel, spéculant surtout sur l'effet de scandale ; chaque rentrée littéraire en amène un, judicieusement programmé. L'emprise des médias, de la télévision sur­tout, est une donne de plus en plus impor­tante. La célébrité préalable est une condition vivement souhaitée pour la publication d'un livre, même d'un roman : le nom se substitue alors au talent réel et l'écriture apparaît comme une activité secondaire. C'est le règne du dilettantisme, mais aussi celui de la contrefaçon et du plagiat ; « l'auteur cé­lèbre », tellement occupé à autre chose, s'aide quelque peu de ce qui a déjà été écrit, le cy­nisme en prime. Alain Mine répond ainsi à celui qui l'accuse de s'être inspiré de son tra­vail : « Un militant spinoziste comme vous aurait dû se réjouir de voir l'amateur éclairé que je suis contribuer à davantage remettre Spinoza au cœur de l'actualité que n'y par­viennent malheureusement pas les spécialistes les plus respectables. » Oui, c'est écrit ! Autre conséquence de la médiatisation, les romanciers citent les vrais noms dans leurs fictions. « C'est le gage que les écrivains par­lent de la réalité et que ce que nous lisons n'a pas été inventé (...) La fiction en littéra­ture n'est tolérée qu'à la condition qu'elle ressemble à un téléfilm, la réalité devant im­pérativement se plier à la téléréalité. » Cela offre aussi la possibilité de scandales et de procès, donc de publicité et de ventes. Benoît-Jeannin a quelques victimes privilé­giées, entre autres les, injustement, bénéfi­ciaires des dernières rentrées automnales, Houellebecq (ses tics de non-écriture), B.-H. Lévy, Christine Angot et Amélie Nothomb (un chapitre, sans commentaires, est la parodie de ses romans). Le démontage des logiques pro­motionnelles de ces « auteurs » — il ne s'agit pas de littérature mais de vente — est joliment fait, suffisamment méchant et drôle. L'on reste, il est vrai, confondu devant la pauvreté et l'ineptie des propos de certains critiques réputés, et l'on se demande, de fait, à quel jeu ils jouent. La rectitude professionnelle semble aussi souvent mise à mal ; pourquoi, par exem­ple, chargée d'une émission de télé, ne pas y in­viter le rédacteur en chef du journal où l'on travaille par ailleurs. L'essayiste explique ces at­titudes en termes de « connivences », non pas d'intérêts matériels, mais plutôt une sorte de « corruption sentimentale ».

Dans un tel contexte, on le comprend, la jeune création littéraire a quelques difficultés à s'imposer. Cela explique sans doute la perte d'influence de la littérature française dans le monde. Le système est-il réformable ? Non, disent certains de ses principaux acteurs qui se contentent d'en tirer profit. La chance n'est-elle pas dès lors offerte à Tailleurs, aux marges du système (Bruxelles, par exemple), qui pourraient utiliser les moyens modernes d'édition, souples, pour redonner des lieux d'expression à la littérature qui se fait. L'essai, le pamphlet plutôt, est bouillonnant autant que brouillonnant, témoignant aussi d'un réel bonheur d'écriture ; il ouvre fran­chement la polémique, et cela a un côté to­nique et agréable.

Joseph Duhamel