Scène d'intérieur
Claire Jaumain, pour être discrète, n'en est pas moins un auteur qu'on aurait tort de laisser à sa modestie, tant sa voix est à la fois fine et soutenue. Après Ronquières ou la mort si près, paru aux éperonniers en 1990, la voici revenue avec La dernière répétition chez le même éditeur.
D'emblée le décor est planté : un théâtre où une poignée d'acteurs fait cercle en silence. Un spectateur attend. La répétition peut commencer. Mais aucun comédien n'entend rejouer la scène de la veille : « le temps est passé, inutile de le répéter ». Aussitôt, vous et moi, lecteurs quelque peu naïfs, nous voilà entraînés dans les coulisses d'un onirisme complexe, guidés par les mots et le regard d'un narrateur qui se dérobe sans cesse. Ne serions-nous pas plutôt dans ces palais des glaces forains où l'on bute à chaque pas, à la recherche d'une issue qui n'est jamais qu'un miroir de plus ? Jeu perfide des mots, jeu cruel des personnages, jeu tragique de l'illusion, de la vie en somme. Bientôt le théâtre lui-même n'est plus que ruines. Sur les décombres de sa vie, le narrateur peut-il revisiter son passé ? Répéter, tout rejouer, comme si la coulée du temps était réversible, comme « si seulement on ne mourait jamais ». Peut-on déjouer ce leurre ? Et s'il lui fallait plutôt accepter la confrontation avec le vide de sa propre vie ? En se prêtant aux gestes d'un peintre qui, jour après jour, imprime sur sa peau les linéaments et les couleurs de son destin, toujours différents, toujours éphémères, le voile se déchire, « c'est la lumière qui gicle / Des pans entiers de lumière / Morceaux jetés comme en pâture ». Révélation, initiation. Les émotions et les sentiments alors s'incarnent, la douleur se vit, le rêve prend corps, le corps prend naissance dans l'enfant désiré car « il n'y a aucun délice à porter les colliers de la mort ». Parcours subtil, grave et douloureux, et pourtant jamais désespéré, La dernière répétition nous renvoie inéluctablement à notre condition humaine, entre vie et mort, mémoire et oubli, souffrance et jouissance, corps et âme. Et s'il y a une linéarité évidente dans ce récit (une « histoire » nous est racontée), la construction échappe cependant aux impératifs de la narration classique (le « je » lui-même se perd entre rêve et réalité, se dédouble en « il ») pour rejoindre le fragment poétique, la confidence, l'invocation. Et c'est peut-être cette constante variation qui instaure, dans ses méandres, toute la charge émotionnelle de cette fiction semblable à nulle autre. Car, par ailleurs, le verbe y est ciselé, ramassé au point d'en devenir parfois abstrait, ou dur comme « la beauté d'un caillou poli par la mer ». Mais toujours la chaleur circule, au détour d'un aveu, d'une image, d'un appel. Pudeur extrême, mais pas définitive. A lire donc précieusement, et pourtant sans retenue.
Dominique Crahay
Claire JAUMAIN, La dernière répétition, les Eperonniers, 1995, 149 p.