Entre bilinguisme heureux et fêtes lointaines
A apprendre la langue des autres, désapprend-on la sienne ? Madame de Gursé — j'allais écrire de Ségur, en un lapsus révélateur, on verra pourquoi — semble tout près de le croire, et de nous le faire croire. Roman (?) : où une jeune Suissesse romande est transplantée de son Léman aux bords de la mer flamande : « nous devons [...] devenir bilingues français — néerlandais. Car c'est une marque d'extrême politesse que d'apprendre et de parler la langue d'un peuple qui vous accueille. » Accueil glacial : laideur des mots, des paysages, mer qui pue, crottes de chiens, animosité grossière des « connesdisciples », bêtise patriotarde flamingante. La haine. Celle qui révulse et cabre : « elle n'en avait pas moins décidé qu'elle se réveillerait encore pareille à elle-même, nullement flamande... » La survenue des règles, « comme si elle saignait en fait son enfance ». Mais quand le centre PMS d'Ostende s'offre à l'aider à « s'intégrer », la considérant comme une handicapée, une autre révolte ; d'orgueil : elle se chargera bien toute seule de son intégration ! Et de potasser son Algemeen Beschaafd Nederlands, incontinent brocardé par les petites flamandes patoisantes. Qu'à cela ne tienne : elle apprendra leur dialecte. Il faudra pourtant son amitié avec Gina, authentique flamande de souche, pour que la tête de Turque renverse la situation et mène la classe à sa guise. Fêlure. Dédoublement. De Gursé-de Ségur. « Je suis et reste bien placée pour te trouver méconnaissable, différente, flamande — Flamande qui n'a jamais pu être qu'à la faveur de mon absence. » — « Toi et moi n'avons qu'une bouche — et une langue que tu as déchirée, fendue, une langue malencontreusement fourchue. » La haine, encore, à l'encontre de cette part en elle qu'elle nomme La Flamande.
L'écriture exprime (trop mécaniquement peut-être ?) la contamination flamande d'un français devenu de plus en plus douteux : l'antéposition de l'épithète (« un belge logement »), les tournures tarabiscotées (« à ton complètement idiot insu »), les néologismes (« fervemment ») contrebalancés par les archaïsmes (« parfilé »), les passés surcomposés (« où l'on t'aurait eu ingurgité »), les barbarismes (« syntactiques » — « on la voue à l'handicap »). C'est que « les phrases joliment tournées sont pratiquement inusitées en Flandre... »
« Tu es moi. » Le moi ne survivra que par le meurtre du tu. Moi je parlerai comme un livre bien écrit, en « cette langue française si douce qu'à la parler les femmes sur la lèvre en gardent le sourire » (H. Estienne), seule façon de détruire La Flamande en elle, de se débarrasser de sa siamoise. Se donnent alors à lire les meilleures pages du livre, cruelles, dévastatrices, jubilantes : « je naîtrai à cette enfant dont le plaisir était de bien parler... » L’univers des très courtes nouvelles de Monique Dussaussois est très noir. Non pas à la manière du roman noir américain, qui retrousse les dessous pas très ragoûtants d'une société. Mais du noir étymologique de la mélancolie, « humeur noire », taedium vitae : Léo Ferré évoquait naguère un chimpanzé du zoo d'Anvers « qui donnerait ses pieds pour un revolver ». Comme s'il fallait guérir de la vie ? Les êtres y sont en même temps absents et présents, comme des minéraux. Distraits, somnolents, habités d'attentes vagues, n'éprouvant plus aucun besoin de connivence ni de haine. Le temps y est une lente usure, une érosion, comme la pluie : « un sommeil paisible, mais qui maintenant n'effaçait plus les rides. » Les choses paraissent avoir toujours été là où elles sont : « Y a-t-il autre chose ? » Certaines phrases répétées, en litanie infiniment piétinante. Le verbe brusquement y disparaît, pour ne plus laisser place qu'à des blocs de substantifs, en une sorte de figement : « II y avait une musique, toujours la même, envahissement baroque, obsession d'une ville crépusculaire et close. » Les personnages sont les gardiens des choses et des êtres : archiviste, comptable, maître d'école, pionne. Soudain, les étreint parfois une nostalgie : de châteaux de sable, d'une île, d'une enfance. Comme une douleur cardiaque, mais bientôt « le cœur a retrouvé sa cadence, rassuré, rassurant. » Ce ne sont pas des histoires. Mais tout, imperceptiblement, entre loup et chien, s'y ternit, s'y effiloche, s'y affadit, s'y fissure jusqu'à provoquer une brèche, une fêlure par où surgira la mort, ou la folie. Par hasard ? Il n'y a pas de hasard. Il fallait, pour décrire cet univers, une écriture qui n'ait pas l'air d'y toucher : allusive, pudique, privilégiant la litote ; ainsi, lorsqu’un employé boute le feu aux archives : « De toute façon, il fallait bien qu'à la fin quelqu'un — un geste qui décide. Et l'ampleur du brasier. »
Pol Charles
Monique DUSSAUSSOIS, Fêtes lointaines, Ed. Talus d'approche, 1995.
Louise de GURSE, La Flamande, Ed. Talus d'approche, 1997