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Critiques de livres

Michel Lafon et Benoît Peeters
Nous est un autre. Enquête sur les duos d'écrivains
Paris
Flammarion
348 pages

Le troisième homme
par Thierry Horguelin
Le Carnet et les Instants n° 143

C'est un si beau sujet qu'on se demande comment personne n'y avait pensé plus tôt; mais peut-être fallait-il que deux auteurs s'associent pour avoir ensemble l'idée de consacrer une enquête aux duos d'écrivains. En préambule à Nous est un autre, Michel Lafon et Benoît Peeters s'interrogent sur le tabou qui pèse sur l'écriture à quatre mains. Tout se passe comme si la création partagée, qui fut longtemps la règle au théâtre et reste admise au cinéma et à la télévision, continuait d'avoir mauvaise presse en littérature : un Auteur digne de ce nom ne se conçoit qu'au singulier. Au-delà de son apport documentaire, l'intérêt de ce remarquable essai – l'un des plus stimulants qu'on ait lu depuis longtemps – est justement de nous amener à envisager autrement la création et le fait littéraires.

Du roman à l'essai, de la poésie au théâtre, du journal au récit de voyage, les dix-sept duos étudiés ici représentent la plupart des genres littéraires et des types de collaboration, depuis l'association ponctuelle jusqu'à l'osmose totale de ces siamois en écriture que furent les frères Goncourt, en passant par le recours affiché ou clandestin aux nègres. S'ils accordent la première place à l'écriture de fiction, Peeters et Lafon ont étendu leur investigation à des duos de penseurs tels que Marx et Engels ou Deleuze et Guattari et se sont autorisés des incursions dans le cinéma et la bande dessinée. Le cas-limite Gary-Ajar propose un contre-exemple vertigineux, celui d'un auteur qui s'invente un double fictif, au risque de la schizophrénie littéraire. Ce riche éventail permet de cerner les multiples enjeux littéraires et psychologiques de l'écriture à quatre mains. S'il y a autant de méthodes de travail qu'il y a de duos d'écrivains, cette pratique est toujours, comme la vie de couple, chargée d'affects passionnels. Il n'est pas rare que les collaborations les plus durables et les plus harmonieuses en apparence finissent dans le déchirement : jalousie, ressentiment, amitiés brisées, amour-propre meurtri, procès en gros sous et en paternité littéraire.

C'est que l'écriture en tandem est un champ de paradoxes. Plus Hergé s'entoure de collaborateurs et plus la production des albums de Tintin se ralentit. Avec les meilleures intentions, Engels «invente» un Marx plus marxiste que l'original. Véritable chef d'atelier, Willy emploie une armée de nègres et fait récrire inlassablement le travail des uns par les autres; mystérieusement, tous les livres sortis de cette fabrique industrieuse conservent un air de famille… Ici, il faut louer le talent de lecteurs de Lafon et Peeters, leur finesse d'analyse et leur intelligence des mécanismes de la création. Ils savent rendre justice à Auguste Maquet sans pour autant déboulonner Dumas (ça fait plaisir), ou suivre à la trace le jeu ambigu et révélateur des pronoms dans le Journal des Goncourt, le glissement du «je» au «nous», du «on» au «l'un d'entre nous». Le cas de Borges et Bioy Casares, auquel est consacré un des chapitres les plus inspirés du livre, est particulièrement fascinant. Où l'on voit comment l'écriture à deux fait surgir un troisième homme, Honorio Bustos Domecq, qui n'est pas la simple addition de Bioy et Borges mais un auteur distinct ayant sa voix propre, parodique, exacerbée. Oui, nous est bel et bien un autre; et cet autre, libérant les inconscients de ses deux coauteurs, dévoile le «centre secret» de leur univers.

Fait troublant, la création en duo contamine fréquemment la thématique des œuvres, s'y inscrit comme une image dans le tapis. Peeters et Lafont pointent la récurrence chez la plupart des auteurs des thèmes de la paternité, de la propriété et du vol, du plagiat et de l'amitié trahie. L'écriture en collaboration tend à se mettre en abyme, à parler d'elle-même de manière plus ou moins voilée. Ce jeu devient presque pervers chez Boileau et Narcejac : tandis que les interviews des deux auteurs répètent la même version idyllique d'une collaboration sans nuages, leurs romans suggèrent en secret une tout autre histoire. Dans plusieurs de leurs livres, «un contre-récit circule sous le récit» comme une anguille sous la roche, qui raconte le drame «d'un couple, d'un duo, d'un double ou d'un dédoublement, et les façons (forcément meurtrières) de les dénouer».

On le voit, cette enquête ouvre des pistes de lecture et de réflexion passionnantes. Nos deux auteurs annoncent une suite à leur ouvrage, qui sera dédiée à l'écriture collective. On s'en régale à l'avance.