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Critiques de livres


Christian LIBENS
La forêt d’Apollinaire
roman
Editions Quorum
1998
138 p.

Une saison en Ardennes

Ceci est un roman. La forêt d'Apollinaire de Christian Libens mêle bribes historiques et inventions narratives, brodant « sur le motif », l'épisode bien connu du séjour d'Apollinaire à Stavelot en juillet 1899. Comment entrer dans l'univers des artistes d'envergure ? Les interviews donnent bien de temps à autre aux journalistes l'occasion de frôler ces êtres d'exception, mais cela ne dure guère... Partager la vie de tous les jours, même furtivement, même pour quelques semaines, d'un écrivain qui fera les beaux jours des anthologies, c'est autrement plus exaltant ! Christian Libens invente donc la figure de Pierre, jeune Stavelotain fraichement émoulu de l'école normale de Liège, qui revient au pays en ce début juillet 1899 et dont la route va croiser et recroiser le chemin des frères Kosrrowitzky logés à la pension Constant pour de revigorantes va­cances au grand air.

C'est en 1969, lorsque le premier homme, pataud et joyeux, foule le sol de la lune que Pierre se décide à écrire cette rencontre. D'un événement, l'autre. A présent, là, cloî­tré dans son hospice depuis quelque six jours, fasciné par ce moment d'Histoire, il replonge, d'un ricochet, dans les méandres de sa mémoire et y retrouve le regard si lu­mineux, la moue moqueuse de Wilhem de Kostrowitzky, alias Guillaume Apollinaire. Le poète a quitté Stavelot depuis bientôt septante ans et il est mort depuis un demi-siècle mais l'amitié supposée avec le jeune instituteur stavelotain va nous apprendre les errances probables de son séjour ardennais qui inspireront Fagnes de Wallonie... Ceci est un roman, mais un roman nourri d'histoire. Moins d'histoire littéraire que d’histoire de la vie rurale : le conteur, c'est Pierre et, à travers lui, manifestement, il im­porte de nous taire vivre les instants rudes ou charmeurs d'une Ardenne encore secrète. Libens accorde à ses personnages fictifs tous les plaisirs du pays des sources et des tour­bières, les menant de la Grande Vèkée, jusqu'à Spa, de la Croix des fiancés jusqu'au bief des Moulins. On se bleuit la langue de myrtilles, on se saoule au péket, on se récon­forte avec force gozètes, avec maintes fricasseyes ; le cramique trempé dans le cacao chaud perd ses raisins et le beurre y laisse des auréoles... On s'amuse au concours de quilles, on nargue les garde-frontières, on vi­site le jardin d'herbes du vieil apothicaire, avec sa mandragore et ses droseras, on s'ag­glutine dans le pré du Doyen où les photo­graphes de Bruxelles vont tirer le portrait des filles du pays pour en faire des cartes postales.

Cet été-là ne sera pas comme les autres ; un « baron russe » bourlinguent, blagueur, cu­rieux va donner d'autres perspectives aux tableaux quotidiens.

Il dit ses terres d'enfances en une incantation d'enchanteur : Rome, Monaco, Cannes, Nice, Aix-les-Bains, Lyon, Paris ; l'accent du midi, qui chante face au dialecte ardennais, cé­lèbre aussi le vert absolu des forêts d'ici, I expressivité des locutions wallonnes, le bonheur de courir les bois, de conter timidement fleurette aux belles villageoises. L'Histoire se faufile entre les instants pour évoquer — à peine — le premier amour pout Maria Dubois, la passion pour les Fagnes, la naissance circonstanciée de l'un ou l'autre vers, le Cercle littéraire et stavelo­tain de La Fougère, le départ précipité « à la cloche de bois ». Dans sa retraite spadoise, le vieil instituteur s'énerve, revient sur ses sources, analyse encore et encore son mutisme de près de septante ans, compare les doutes de l'écriture et les plaisirs de la pein­ture.

Ainsi, l'air de rien, Christian Libens entre­mêle fiction et réalité pour mieux nous faire succomber aux charmes de l'Ardenne. L'écriture est limpide, le propos clair, l'ob­jectif évident. Vous ne serez pas en mesure de distinguer le vrai du faux, l'Histoire de l'histoire, ne vous méprenez pas, c'est juste une petite balade dans la forêt d'Apolli­naire…

Nicole Widart