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Critiques de livres


Sophie BUYSE
La graphomane
L'Ether vague
Patrice Thierry Editeur
1995
Préface de Marcel Moreau
237 p.

Telle est prise...

On a le sentiment, au sortir du premier roman de Sophie Buyse (« écrit à Venise à l'âge de vingt-six ans ») d'avoir découvert un bon écrivain, une personnalité singulière cultivant et orchestrant avec brio tous les éléments de sa singularité. Son livre se pose dans la grande tradition du roman épistolaire mais il fait de la lettre, et surtout de la lettre d'amour, son objet de prédilection. Les liaisons dan­gereuses que vont nouer les deux person­nages du roman au gré de leur correspondance, et qui ne cesseront de se démultiplier en métaphores subtiles telles que chaines d'or, brins de laine et nœuds de mots, ont en effet pour prétexte l'étude que la jeune femme, résidant à l'institut psychiatrique vénitien de « l'île aux fous », entend mener sur la lettre d'amour chez les écrivains contemporains. Les rapports sensuels que Mara entretient à distance avec son guide de recherches, Sébastien Cassandre, déclinés, disséqués, épuisés au cours des lettres, soumis dès l'abord aux contrain­tes fort précises du genre, échapperont bientôt à la maîtrise de ces trop confiants démiurges pour anéantir le couple qu'ils formaient.

Car en aucun cas il ne peut s'agir de don véritable dans « cette réalité entre paren­thèses que constitue la lettre ». On se réserve, s'épie, on se châtre, s'entrave et, si le courrier est le lieu où approfondir sa pensée, réapprivoiser son passé, oser les mots précieux de l'érotisme, il est aussi cette région où jouent la conscience du regard de l'autre et l'irrémédiable de sa propre solitude. Où, croyant s'adresser à quelqu'un, on n'écrit qu'à soi-même. Ainsi, lorsque Mara et Cassandre, onanistes invétérés, épuisés de s'être tant désirés sans s'atteindre, de s'être tant caressés par papier interposé, briseront enfin la distance qui les séparait, il ne pourra s'agir que d'un vol, d'un viol dont les mots eux-mêmes sortiront abîmés. La folie que Mara connaît à San Clémente et dont elle aime à repérer les sursauts dans les textes de ses écrivains favoris va s'emparer de son existence et en précipiter le terme. Déçue par sa relation avec Cassandre, elle voudra se consacrer aux mots plus libres de l'un de ses patients schizophrènes. Là encore, désirant à toute force orienter et dominer le cours de l'histoire, elle commettra l'irréparable, ou, de façon plus substantielle, célébrera dans la mort les noces de la vie et de l'esthétique. Le livre de Sophie Buyse témoigne d'une aisance d'écriture et de pensée assez exceptionnelle. C'est le moins que l'on puisse dire. L'écrivain semble toujours s'être saisie par avance des intuitions que ne cessent d'exhumer les multiples filons de son intrigue psychologique. Pourtant l'on ne saurait se départir d'un petit agacement face à cette habileté quelque peu satisfaite avec laquelle elle manipule un amour et un désir dont la tension paraît artificielle, éprouvée à distance par une jeune femme qui se souvient trop bien de ses cours et de ses lectures — une dure chute pour un roman qu'il faut lire.

Françoise Delmez