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Critiques de livres


Colette LAMBRICHS
La guerre
La Différence
2002
105 p.

La morale du langage

Après trois recueils de nouvelles, Co­lette Lambrichs publie son premier roman, La Guerre. Un texte court, critique du progrès à tout prix, du consumérisme, du Pouvoir et de la déshumanisation qu'ils engendrent. Un voyage dans une sorte de Meilleur des Mondes, parfois un peu stéréotypé.

Urbin Chave, journaliste, se voit donner par son rédacteur en chef la possibilité de réaliser le reportage qui fera enfin recon­naître son talent. Le sujet est laissé à son libre choix, pour autant qu'il soit « grand public » et donc rentable.
Chave se lance à la découverte de Glome, une nouvelle métropole surgie à deux pas de la capitale,   sujet  d'investigation   apparemment vierge. Il s'égare dans les campagnes et aboutit à une ferme qu'un panneau désigne comme « station service ». Là, un curieux fermier lui prédit que son reportage n'existera jamais, car personne ne croirait ce qu'il pourrait écrire, et comme il est bien connu que n'existe que     ce     à     quoi     on croit...

 Parce que Glome est le centre d'une guerre d'un genre nouveau, extrêmement meurtrière. Une  guerre contre les mots, qui les vide de leur sens, de tout lien avec la réalité commune, où une ferme devient une « station service ». Le but de cette
guerre  totale  dont on  ne compte pas les victimes est « d'installer une confusion mentale   profonde   et   du­rable », de répandre l'absurde jusqu'à retrouver le sens.

De journaliste sociétal, Chave devient re­porter de guerre, et c'est gonflé de sa nou­velle importance qu'il se lance sur la piste de cet opportun champ de bataille. Là, en une succession de scènes très courtes, nous le suivons dans sa découverte d'un monde froidement ordonné et désincarné, où l'on reconnaît tous les attributs de nos sociétés occidentales, poussés jusqu'à la cari­cature. Un monde sans êtres : Chave croi­sera deux fois une foule, masse indistincte mue par un même mouvement. Les quel­ques personnages auxquels il aura affaire sont stéréotypés à outrance, plus fonctions qu'humanité. Un vieil écrivain solitaire qui se souvient à peine qu'il écrivait autrefois et qui ne peut plus que dormir pour oublier que la réalité le déçoit, une infirmière maigre et revêche, un vendeur arnaqueur, un trésorier humiliant et impitoyable... Une société où la valeur de l'individu se mesure à celle que recèle sa carte de crédit ; où les ani­maux, ces « êtres inutiles et salissants », ont été éliminés, reconstitués dans l'assiette grâce à des poudres de substitution ; où les centres de loisirs sont d'immenses parkings ; où les devantures clinquantes des magasins ne présentent plus que l'image des marchan­dises. Où le progrès est Dieu, les chiffres Vérité. Où tout est décidé et contrôlé par la Compagnie Générale des Laboratoires, elle-même succursale du Consortium de l'air et de l'eau. Une espèce de centre d'expérimen­tation géant où l'on fait sans cesse reculer les limites de la soumission, du pouvoir, de la possibilité d'instaurer l'ordre par la seule force de la propagande et de l'illusion. Une société démocratique, néanmoins, où les gens ont le droit de s'opposer aux mesures qui ne leur conviennent pas. Pour éviter la protestation, nul besoin de répression : il suffit de cacher ce qui risquerait de ne pas plaire...

Urbin Chave dérange cet univers bien or­donné : curiosité, doute systématique... Il serait recommandé d'éliminer ce corps étranger. Pas de sanglante barbarie, bien entendu. Le nouvel ordre social démo­cratique a développé bien d'autres moyens de réduire au silence les inadaptés...

 

Laurence Vanpaeschen