L'utilité d'écrire
Parfois le sens d'une action se trouve dans son utilité sociale. Ecrivain sachant écrire, Xavier Deutsch a mis son savoir-faire au service de l'information et de l'aide humanitaire en composant à l'usage des adolescents (mais les adultes n'en savent pas forcément plus qu'eux) un petit vade-mecum bien documenté sur la guerre — que je n'ai pas voulue, précise son titre — en ex-Yougoslavie. Composé « pour, avec et grâce à Causes Communes », ce livre se veut accessible à toutes les bourses (il coûte 1 écu à peine ou 50 francs belges) ; sa vente servira en grande partie à financer les quatre projets de solidarité que cette association mène en Croatie. On y apprendra, évoquées en un style alerte, les origines historiques, lointaines ou proches, de la mosaïque actuelle (qui remonte au IVe siècle, au moment du partage de l'Empire romain en deux grandes zones, occidentale et orientale, dont la frontière traverse en son milieu l'actuelle Bosnie) ; on y trouvera une rapide description des communautés en présence ; on y lira, question de remettre les valeurs à leur juste place, une définition de concepts tels que la purification ethnique ou le nationalisme ; on y découvrira enfin quelques documents (dessins, coupures de presse, éléments de statistiques, lexique de poche, brèves de comptoir...) qui évoquent de façon très dynamique, avec humour souvent, la réalité de ce pays et les idées qu'on peut s'en faire.
Cette réalité, Gérard Adam a voulu y toucher de près en s'engageant, au titre de médecin militaire, dans le régiment belge de la Forpronu chargé d'on ne sait plus trop quelle mission tactico-pacificatrice. Il a voulu cette expérience par désir de gloriole, eh oui, pouvoir dire « j'y étais », et goût de l'aventure trop longtemps contenu, pour essayer de comprendre l'incompréhensible (« comment on peut passer de l'état de civilisation à l'état de barbarie »), parce qu'il avait honte aussi de l'attitude de l'Europe face à cette guerre compromettante qui frappe à sa porte, parce qu'enfin ce lieutenant-colonel est un écrivain, et que le romancier qui travaille en lui a besoin, il l'avoue, de puiser l'inspiration ailleurs qu'en soi-même (ce sont pourtant les pages où il s'abandonne à l'introspection qui donneront à ces Carnets d'un Casque bleu en Bosnie leur résonance toute personnelle). Pour toutes ces raisons confusément mêlées, et qu'il démêlera en examinant sans complaisance leur légitimité au regard de l'éthique, Gérard Adam s'est donc retrouvé un jour d'avril 1994 sur la route de Santici, en Bosnie, où son unité va établir ses quartiers. Il tiendra durant plus de quatre mois la chronique de cette vie d'exception où l'ennui est la règle. Car le temps passe lentement quand on est confronté à des tâches répétitives, que le travail doit s'accomplir au rythme dicté par la bureaucratie et qu'en chacun s'insinue peu à peu un sentiment d'impuissance — partiellement compensé, il est vrai, par la conscience d'être parfois utile au moins à quelques-uns. Au fil des missions qui le conduisent à sillonner la région, passant et repassant de zone bosniaque en zone croate, il va découvrir « la beauté des paysages, la sauvagerie des destructions » et s'imprégner peu à peu de la configuration nouvelle de cette terre qu'il avait visitée en touriste quelques années plus tôt. Il va aussi apprendre à en connaître les habitants, par l'intermédiaire le plus souvent des interprètes du camp. Il pose des questions, discute, fraternise. Tâche d'imaginer comment l'horreur a pu naître et se développer. Et s'il rencontre partout des gens prêts à reprendre un dialogue qu'ils n'avaient d'ailleurs jamais voulu interrompre, car leurs habitudes étaient pluriculturelles, il doit aussi mesurer l'ampleur des méfaits de la guerre sur les esprits et des traumatismes qu'il faudra refouler pour pouvoir vivre en paix. Rassemblant les témoignages, il en arrive à la conviction que les peuples n'ont pas voulu ce conflit : manipulés, fanatisés, ils ont été conduits à la boucherie par des dirigeants qui prenaient appui sur la force militaire et les mafias locales pour assouvir leurs ambitions. Lucide et généreux, Gérard Adam ne tire pas pour autant de ses analyses de véritable conclusion politique, car sa vision de l'histoire ne dépasse jamais la perspective humaniste. C'est que, sans doute, ses enjeux existentiels sont ailleurs — qu'on devine à travers son souci constant de cerner au plus près la vérité de ce qu'il est en train de vivre. De lui donner sens, pour les autres autant que pour soi. Ecrivant son journal, en effet, dans ce décalage de l'intimité que donne aux solitaires la cohésion d'un groupe, Gérard Adam n'oublie jamais le regard d'autrui, soit qu'il consigne scrupuleusement les propos de ses interlocuteurs, soit qu'il pense à ceux qui le liront et qu'en partie, il connaît déjà, puisque, durant son séjour, il a fait part de ses réflexions à deux écrivains, Michel Lambert et Pierre Mertens, avec qui il correspondait. Ce dernier l'a encouragé à poursuivre son travail de chroniqueur puis à éditer son manuscrit. Il avait raison : il arrive que le sens d'une action, différé, se trouve dans son écriture.
Carmelo Virone