pdl

Critiques de livres


Alain BERENBOOM
La Jérusalem captive
Editions verticales
1997
360 p.

Sous leur bannière étoilée

C’est une devinette : qu'y a-t-il de commun entre Jérusalem, Godefroi de Bouillon (jusque là, on voit bien), un Juif ukrainien, le Collège Royal d'Histoire de Bruxelles, un Eurocrate (faut-il oui ou non mettre une majuscule ?), Dieu, le Diable et une poignée de jolies filles ? La réponse se trouve dans les quatre cents pages du dernier livre d'Alain Berenboom, La Jérusalem captive. Pas de doute, à la lecture du titre, il flotte comme un parfum déjà connu, tout vous renvoie à la Jérusalem...délivrée. Vous voici en 1581 à Ferrare, le poème épique du Tasse mêle les épisodes romanesques et amoureux au récit de la prise de Jérusalem par Godefroi de Bouillon. Sous la jolie fille, le succube : Armide, à peine couverte de quelques voiles vaporeux, est dépêchée au­près des croisés. L'histoire se construit sur une gigantesque confrontation entre Dieu et le Démon, l'intrigue se noue forcément — la contre-réforme est passée par là —, autour du châtiment, de l'expiation. Quoi de neuf, donc, lorsque quatre siècles et des poussières sont passés là-dessus ? Tout, en apparence, rien dans l'essence. L'histoire de Godefroi de Bouillon s'offre en miroir parodique un pan de l'histoire contemporaine. Notre héros d'aujourd'hui sillonne les couloirs universitaires peuplés de créatures aussi diaboliques que la belle Armide jadis, un tout petit monde, un biotope idéal pour thrillers et best-sellers. Notre héros, c'est Fred Malgudi, Juif, Ukrainien, immigré à Bruxelles, professeur d'Université et détenteur d'un manuscrit exceptionnel sur la première croisade, volé à la bibliothèque d'Odessa. Miracle ! Voilà l'occasion rêvée de dire d'un seul coup toute la vérité sur la Croisade de Godefroi, sur les mœurs universitaires et sur le fro­mage européen qui subsidie la publication de l'histoire — à condition bien sûr qu'elle raconte en fait la naissance de l'Europe. Ping, pong, rien n'a changé d'une épique époque à l'autre : les mises en abyme comme les miroirs de sorcière renvoient toujours les mêmes images. La galerie de personnages qu'Alain Berenboom a convoqués nous mène avec humour de Godefroi de Bouillon à Fred Malgudi, des murailles de Jérusalem au Caprice des Dieux bruxellois. La plume « scientifique » du chroniqueur de la première croisade voit l'aventure du côté de Bertrand-Marie, l'assistant du bourreau nommé par Gode­froi. Vous imaginez aisément les scènes san­glantes et palpitantes que l'aventure, vue sous cet angle, peut nous réserver. La plume ironique de Fred Malgudi manie avec brio humour et érotisme pour la plus juteuse des épopées où l'on découvre qu'un Juif se trouve à l'origine de la première croisade chrétienne. L'Histoire en est subtilement toute retournée... Quant à Alain Berenboom, qui dévoile en sus en quelques formules allègres les pratiques européennes du saupoudrage des subsides (L'Europe fonc­tionne comme la Cène. Si un apôtre reçoit du pain, il faut verser du vin à l'autre et laver les pieds du troisième) et les stratégies de consensus mous, il tire habilement les fi­celles de tout ce petit monde et ravira sans doute les amateurs de sagas décapantes. A lire un jour où on est prêt à avaler quatre cents pages de saute-moutons dans l'histoire et où l'on n'a pas de casserole sur le feu.

Nicole Widart