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Critiques de livres


Pascale TISON
La joie des autres
Esperluète Editions
2003
Préface de Sylvie Germain
Encres de Gabriel Belgeonne
102 p.

Le sens

On commencera par la fin. On ne trahira aucun suspense, on ne dé­montera pas la savante mécanique élaborée par l'auteur pour atteindre l'épi­logue, crédible et miraculeux. Ici, ce n'est pas de ça qu'il est question. Car il s'agit plutôt pour Anna, la narratrice de La joie des autres de Pascale Tison, de ne pas deve­nir, de ne pas s'accomplir, de n'avoir le ta­lent de rien — c'est ainsi, figurez-vous, quand on aime ou « adore » un père, Mattei, qui est la danse même et un amant, David, qui est la musique. Anna ne sera donc rien de « visible », rien que le corps puisse affecter ; elle ne sera « pas rat de l'opéra, ces petites bêtes disciplinées, éreintées et avides, toutes de même format, conformes à la règle, sur lesquelles régnait, majestueuse, l'ombre portée du père ». Elle sera « de ceux qui fouinent et s'enfouissent dans les livres, pour lesquels les chefs de bibliothèque ont un sourire indulgent, quand ils partent après tout le monde » ; elle sera dans la lenteur — dans la lenteur de sa lecture, de son étude, du lent apprentissage de ce qui s'apprend len­tement (le latin et l'arabe ne conviennent pas aux gens pressés), mais la lenteur aura contaminé tout, sera aussi la nôtre, c'est la lenteur qu'il faut pour lire chaque phrase du livre, pour se la prononcer, la faire chan­ter en soi, et les cent deux pages que contient La joie des autres ne furent pas (je n'en sais rien objectivement mais j'en suis sûr) non plus écrites rapidement. Anna n'est pas qu'une parole transcrite noir sur blanc ; tout d'elle donne à penser. Voyez son prénom : deux syllabes, deux lettres doublées mais inversées, pour former une symétrie parfaite, un palindrome. Or, c'est précisément sous le signe des doubles inversés qu'est placée sa vie étale, d'observatrice ou aimante ou critique ou désolée. Anna est lourde, en tous sens, du « poids des autres » ; elle subit leur don artistique, leur beauté, leur appétit de briller — leur oppose un amour qui dissone, comme si être, pour elle et devant eux, était déjà une maladresse. Face au « poids des autres », elle a pour seul viatique « la joie des autres », c'est-à-dire « les livres » : « les livres alors, c'est la joie des autres que je rejoins d'un seul coup, je connais le miracle, je calcule sa circonstance, je l'accli­mate sous le tilleul, dans le parc où des incon­nus taquinent ma rousseur, je ne les entends pas, je suis ailleurs, avec les autres, tous ceux que je veux connaître éperdument (...) » II y eut auparavant bien d'autres dualités — bien d'autres rivalités — qui structurèrent sa perception du monde et des hommes. Mattei connut en Clemens un partenaire et un adversaire dans la danse. Ils s'y combattirent, y affichèrent leur dissemblance, s'y égalèrent en puissance et en virtuosité. Au­cune amitié ne les unit, mais un respect de guerrier. Ils cessèrent de se défier, sans pen­ser qu'il devrait y avoir, malgré tout, un vainqueur et un vaincu — que Clemens éclipserait Mattei par delà la mort. En effet, lorsqu'il décéda, ce sont les images du duo où il affronta Mattei qui furent passées à la télévision : « (Mattei) me di(t) cette phrase dont je n 'entendis pas la portée d'oracle qui aurait dû siffler à mes oreilles. "A ma mort, c'est cet extrait que l'on montrera aussi. Et l'on se souviendra de lui le jour de ma mort. " Et ce fut vrai. » Une semblable ironie, douce amère, ponctue la relation entre les musi­ciens David et Igor. Au Concours Reine Elisabeth, David reçut, comme une malé­diction, le premier prix, alors qu'Igor, plus dégingandé, plus mélancolique, toujours en quête d'approbation, acquit plus tard une reconnaissance internationale. Leur destin s'était décalé, comme si leur vie de violoniste n'avait pu se vivre tout à fait à sa note exacte.

Pour Anna, le duo qui surpasse les autres par l'intensité de l'échange qui s'y crée, c'est celui de David le Letton et Mattei l'Italien, jouant et dansant ensemble, l'homme du Nord offrant ses notes aux pas de l'homme du Sud — mais jamais il n'eût pu se consti­tuer, jamais il n'advint que dans les rêves éveillés de la jeune femme : « Ce moment n'existe que dans mon souhait immolé qui prolonge la survivance de l'un dans l'amour de l'autre». Anna entrelace des vies qui ne se rencontrent qu'en elle, apporte à des desti­nées apparemment tranchées d'infinies nuances, des couleurs nouvelles. Tout n'est pas arrêté, dirait-elle, et peut-être ne sait-on rien de ce que l'on croyait savoir : il a fallu écrire pour trouver, pour que cela prenne forme peu à peu. Du reste, on n'aura rien dit de l'écriture car, justement, il n'y a qu'elle. L'écriture est le livre, et la littéra­ture le mot de la fin puisqu'Anna, à la der­nière page, lit Thyeste de Sénèque, « l'his­toire d'un homme qui a dévoré ses enfants sans le faire exprès ». On aura parlé de la fin pour tirer le fil de l'ensemble. En chemin on aura négligé certaines évidences, par exemple que le récit des faits cède le pas à leur compréhension, à la recherche poé­tique du sens. On ne s'en émouvra pas. Aux écrivains débutants, il est parfois conseillé de moins élucider que raconter. Pascale Tison fait tout le contraire : c'est passion­nant et très beau.

Laurent Robert