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Critiques de livres

Françoise Lalande
Sentiments inavouables
Loverval
Éd. Labor
Coll. "Grand Espace Nord"
150 p.

Le poids des ans et celui des silences
par Michel Zumkir
Le Carnet et les Instants n° 144

Si ces dernières années, Françoise Lalande avait surtout publié des nouvelles dont, le plus souvent, les hommes étaient les protagonistes, Sentiments inavouables signe son retour au roman et à l'univers féminin. Disons même au romanesque plutôt qu'au roman. Car, comme il est précisé en entrée de texte, tous les personnages sont fictifs (ce qui n'était pas toujours le cas dans ses nouvelles : on y trouvait Rimbaud, Verlaine, Van Gogh…) et la narration croise la petite et la grande histoire, la saga familiale et le roman intimiste. Un joli brouillage des genres. Le tout en une trentaine de chapitres et un épilogue d'une seule longue phrase chacun. Cette fameuse longue phrase qui est devenue une des marques de l'écrivaine et qu'elle manie avec souffle, élégance et dextérité. Qui lui permet, dans Sentiments inavoués, d'explorer la personnalité et l'histoire de Liza Keil sous différentes facettes – une phrase par facette.

Liza Keil est une vieille femme juive désargentée, mère de trois enfants (Lou, Dina et Rô, le fils trop aimé, mal aimant), grand-mère de la narratrice. Le roman couvre les six dernières années de sa vie, celles qui ont suivi son nonantième anniversaire, ce fameux jour où elle a prononcé la phrase devenue célèbre dans la tribu des Keil : «On ne devrait jamais mourir.» Durant ces six années, sa position dans cette famille a changé (elle est devenue comme l'enfants de ses enfants); son corps a accéléré son vieillissement (son anéantissement); son univers s'est rétréci. Mais le rétrécissement avait commencé avant, bien avant. Peut-être déjà au moment où ses parents ne l'avaient pas laissé aimer celui qu'elle adorait d'une passion ardente (comme on dit dans les romans de Delly, qu'elle dévore) et qui restera un des grands regrets de sa vie. Peut-être aussi quand, avec son mari, pour éviter la déportation puis vivre une vie de rentiers, elle a commencé à trop puiser dans le patrimoine, qui a commencé à se réduire jusqu'à devenir dérisoire.

Le souvenir de tout ce qui a été abandonné est conservé en elle, le plus souvent caché avec toutes ces choses (de l'amour le plus souvent) qu'elle n'avoue jamais ou que très rarement. Comme ces tiraillements du désir physique qui ne s'éteignent pas avec l'âge mais ne peuvent plus être actualisés, confessés. Le corps, lui, jamais ne se tait (sauf un jour, pour toujours). D'ailleurs, dans ces dernières années, à trois reprises, il se manifeste de manière radicale, notamment par une éruption d'eczéma qui n'est pas dû à un empoisonnement alimentaire, comme elle le laisse croire à ses proches, mais bien à la réminiscence d'un épisode de son passé enfoui : le retour de son gendre des camps de concentration, le visage ravagé parce qu'il été obligé de manger du porc. Parmi tous les enfouissements de Liza Keil, il y a l'histoire du peuple juif. Celle, terrible, du vingtième siècle mais aussi celle d'avant, celle de l'exil originel même.

La grande force et l'originalité du livre de Françoise Lalande est là, dans l'art de mettre en roman la cristallisation – dans un seul et même personnage – de l'histoire de tout un peuple, de toute une famille, de tout un être. Leur futur aussi.