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Critiques de livres


François EMMANUEL
La Leçon de chant
La Différence
1996
138 p.

« A la musique »

La musique accompagne, littérale­ment, ce livre, comme chez Schubert la Mort accorde son pas au pas de la jeune fille qu'elle menace mais dont elle partage la souffrance. Tout au long de La Leçon de chant, François Emmanuel multi­plie les correspondances entre les lieder du compositeur et le drame intime de son hé­roïne. Ainsi la Cantate inachevée pour la mort de Lazare paraît résumer la destinée de Clara Mangetti : l'aria s'interrompt brutale­ment au début d'une nouvelle phrase (« un silence survient, un bref silence de mort, car chacun sait l'inachèvement de la cantate mais le moment surprend toujours »), comme un soir s'est inexplicablement brisée la voix inouïe de la chanteuse. Celle-ci n'est pas envisagée directement, mais nous est montrée à travers le regard de deux hommes, son professeur de chant et le peintre qui renonce à l'employer comme modèle. Les deux hommes se sont épris d'elle, ils ont appris à vivre au rythme de ses disparitions subites et de ses retours sans explications, de l'espèce de panique qui s'em­pare d'elle et l'amène à couper les ponts, à renoncer au chant. Ces deux regards n'ex­priment pas des points de vue radicalement différents — celui du peintre est d'ailleurs « pris en charge » par la narration du pro­fesseur —, mais dessinent autour d'une vé­rité proprement insondable (le cœur de Clara) des lignes mélodiques qui aboutis­sent à ce chant mélancolique qu'est profon­dément le livre.

Impossible de se défaire de la souffrance. La phrase souple et ductile de François Emma­nuel épouse au plus près la vulnérabilité ex­trême de Clara, dans ses conduites de repli et son besoin de fuite en avant. Elle laisse peu à peu sourdre du passé le secret de la chanteuse : le deuil interminable de sa sœur Milena, astre noir dévoré par une flamme destructrice autour duquel elle tournait, fas­cinée, avec la crainte et l'envie de s'y brûler les ailes. En Clara se disputent la terreur d'être habitée par l'autre (car c'est la voix de Milena qu'elle entend dans sa voix) et le sentiment que la présence ineffaçable de la morte en elle est un bien fragile qu'il lui faut protéger contre le reste du monde. Une probable culpabilité de lui avoir survécu l'amène à briser son corps par un travail acharné du chant ou par des marches épui­santes, ou à l'humilier par des tâches pénibles (le soin d'une vieille femme à l'article de la mort).

Pour Clara comme pour son professeur de chant, la paix déchirante du cœur ne peut aller qu'au prix d'un renoncement. Même déguisée sous les dehors du polar ludique comme dans ses deux romans précédents, une prenante mélancolie conduit François Emmanuel à montrer que les êtres les plus doués ne sont pas faits pour le bonheur et que, plus ils s'accomplissent, plus ils sèment autour d'eux, sans le vouloir, la nostalgie et le regret.

Thierry Horguelin