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Critiques de livres

Alain Lallemand
N'oubliez pas le guide
Luce Wilquin
2006
126pages

Devoir d'écriture
par Thierry Detienne
Le Carnet et les Instants n° 142

Le métier de correspondant de guerre fascine. Il a aussi été exercé par de grands écrivains. Alain Lallemand, envoyé spécial pour Le Soir, De Morgen et le Temps, a accompli des reportages successifs en Irak, en Afghanistan, en Colombie et au Liberia. Avec son premier récit-roman, N'oubliez pas le guide, il sort des colonnes étroites du genre pour nous livrer une part de son expérience humaine, nous offrant une sorte d'incursion dans les coulisses, dans les marges des cahiers dont il nourrit ses reportages.

L'étincelle qui nourrit le récit, c'est l'amitié qu'il noue avec Muhammad, guide chihite avec qui il a parcouru le pays en feu. Par lui, il a approché la vie quotidienne d'un peuple en guerre, palpé la joie de vivre terrible qui coexiste avec la mort. Avec lui, il a pris des risques pas toujours maîtrisés dans des zones où l'état de droit n'est plus. Il a aussi mesuré l'importance et la dérision du conflit, a intégré les pelotons qui accueillent les journalistes en treillis, traqué l'info qui permet de comprendre les racines de l'irrationnel, de mesurer la complexité. Il nous dit la difficulté de passer de paix à guerre, de l'insouciance à la gravité à chaque voyage et surtout de laisser là où le canon tonne ceux et celles qui y vivent. Aussi quand il appelle le guide complice et que lui parle l'épouse qui lui annonce son décès, il mesure d'un seul coup qu'il a perdu un véritable ami. Une recherche commence parmi les dépêches de presse pour connaître les circonstances, mais le sort du conducteur n'est pas mentionné. Même s'il ne reste aucun espoir – la voiture a essuyé un tir de roquette et les journalistes japonais qu'il véhiculait sont morts – cet oubli du chauffeur est, avec l'amitié qu'il lui vouait, à la base du travail de mémoire qui s'est imposé. Avec la volonté immédiate de repartir en Irak et de poursuivre son métier, la visite rendue à la veuve, le choix des droits d'auteur destinés à payer les études des enfants.

Mais tout ceci ne suffit pas à justifier la valeur littéraire du récit qui en est né. Il faut encore dire que l'on tient un texte d'un rare élégance. Tout à la fois fort et dénué d'emphase, guidé par une plume aux ressources multiples. Ce sentiment est renforcé par le fait que l'auteur a pris soin de parsemer son texte de courts extraits des plus grands auteurs qui ont fait métier de reporters de guerre : Camus, Hemingway, Bernanos… Parti d'un fait qui l'a touché personnellement, il donne un éclairage subtil et nuancé sur une profession trop auréolée pour être connue vraiment, partageant ses doutes et sa détermination. Car il se pose aussi comme vous et moi la question de savoir s'il est encore opportun d'envoyer des journalistes en Irak. Mais la réponse s'impose à lui, forte de ce mot juste de Camus : «Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime si ce n'est l'obstination du témoignage?»