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Critiques de livres

Stéphane Lambert
Mes morts.
Trinité profane I
Bruxelles
Le Grand Miroir
2007
69 p.

Les mots et les morts
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 148

La figure centrale de Mes morts est celle du grand-père maternel. Figure ambivalente, à la fois protectrice et brutale, tutélaire et inquiétante. C'est chez lui qu'enfant, le narrateur allait passer les week-ends, c'est à lui que sont associés les travaux de la ferme, les promenades en compagnie de l'âne Brigitte Bardot, mais aussi les animaux que le grand-père, homme taciturne, égorge devant ses yeux. Sa disparition mettra un terme à une période faite d'émerveillement et d'insouciance : «Avec la mort de mon grand-père, mon enfance est morte définitivement.» Mais cette perte de l'innocence a commencé bien plus tôt, rythmée par les morts, souvent violentes, qui se sont succédé autour de lui : celles de l'oncle maternel et de Marie-Hélène, tous deux suicidés, celle d'Annie la voisine, emportée trop jeune par la maladie, tout comme, bien plus tard, l'écrivain et ami Laurent de Graeve.

Très vite, l'enfant a dû apprendre, seul, à vivre avec l'angoisse engendrée par la disparition des êtres chers. Mais il ne peut, comme d'autres, l'oublier, car il «porte le poids des morts dans son corps». Ils font partie de lui, il lui faut les accueillir en lui, leur faire une place dans sa tête et dans son ventre. Il scrute, avec un regard horrifié et fasciné, les instants qui précèdent le basculement dans la mort, se demande ce que deviennent les disparus et ce qu'il deviendra lui-même («Dans quelle vie suis-je tombé?»). Pour conjurer la peur, il cherchera en vain des expédients dans la foi, dans l'alcool, dans les voyages. En fin de compte, seule l'écriture se révèle un antidote acceptable à cette «parodie» qu'est l'existence. Un antidote à l'efficacité relative toutefois : pas plus qu'il ne peut reconstituer l'histoire du grand-père, il n'arrive à écrire celle de «ses» suicidés. Car la mort est indicible, «c'est impossible de parler d'elle, et même de parler d'eux, de parler à leur place de morts, et vous voudriez écrire pour eux, pour les entendre encore, pour croire, mais non, ils sont morts, alors vous écrivez de vous pour les vivants, mais vous et les vivants, qu'êtes-vous, et que serez-vous demain, alors pour qui écrivez-vous, où vont ces morts suspendus dans le vide? alors vous baissez le regard, et vous me dites, désolé, c'est tout ce qui me reste, écrire, tout ce qui me reste, avant mourir».

On le voit à travers cet extrait, Mes morts est un texte qui ne nous touche pas seulement par ce qu'il dit, mais aussi et surtout par sa forme, faite de longues phrases qui se déroulent et se recouvrent telles des vagues, revenant sur les mêmes thèmes pour les enrichir de variations nouvelles, en une sorte de litanie, de chant funèbre dont le caractère morbide est transcendé par la beauté de l'écriture. C'est également un texte dans lequel l'auteur ne craint pas de révéler des aspects intimes de sa vie, comme dans ce passage où il évoque sans fard sa relation consentie avec un homme, alors qu'il était âgé de treize ans. Saluons Stéphane Lambert d'avoir eu ce courage, d'avoir su affronter, hors de toute complaisance ou pathos inutile, un sujet difficile entre tous.