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Critiques de livres

René Lambert
Sur des prés d'herbe fraîche
Bruxelles
Le Grand Miroir
2007
494 p.

Clair-obscur
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants n° 148

«David était lumineux; mais de cette lumière noire qui fausse la beauté, la rendant insolente» ou encore «Du romantique, il était le mauvais ange, le parallèle négatif, le jumeau noir». Voilà qui donne le ton : c'est bien entre lumière et ténèbres que se joue l'épais roman de René Lambert. À vrai dire, le premier du genre dû à cet artiste multiple né à Liège en 1935 – «peintre, décorateur de théâtre, créateur de costumes, affichiste, nouvelliste, auteur dramatique (prix du Parlement de la Communauté française en 2002 pour son Faust )». Paris, dans les années 80. Au fil du récit et des tête-à-tête successifs dans les bistrots branchés de la capitale, et singulièrement de Saint-Germain- des-Prés, le narrateur reçoit les confidences égrenées par David Lermite, à propos d'une liaison éphémère et tourmentée que ce jeune artiste un rien glandeur avait eue vingt ans plus tôt avec Francesca, la femme de l'éditeur Varel. Vingt ans qu'il avait passés à essayer d'oublier cette fugitive amante. Curieux bonhomme, tout de même, ce Varel dont il était, et c'était réciproque, l'ami très sincère. Un être féru de spiritualité et par ailleurs d'un esprit tordu confinant au machiavélisme, sinon à la perversité. Conscient de l'attirance mutuelle existant entre son ami et sa femme, il avait multiplié les circonstances susceptibles de favoriser leur rapprochement. Et cela pour vérifier – dirait- il plus tard lors d'une conversation avec David, copieusement arrosée de beaujolais – la qualité d'une amitié que, finalement, la courte liaison avec Francesca avait saccagée. Entre-temps, David, devenu un familier des Varel, s'était montré un guide éclairé et attentif pour faire découvrir à leur fille Séverine les beautés plus secrètes de Paris. Ce qui avait éveillé chez la jeune étudiante un sentiment amoureux que David avait pris à cœur de décourager. Quant aux quelques jours de passion torride partagés avec Francesca, les circonstances aidant, ils seraient sans lendemain et David fuirait Paris «comme on fuyait Sodome et Gomorrhe». Vingt ans plus tard, dans ce Paris retrouvé, le passé ressuscité par sa longue confidence finira pas le rejoindre dans une sorte de diabolique apothéose. Deux mots dont le choc exprime lui aussi ce jeu des contraires – cette tension entre le clair et l'obscur, entre obsession de l'innocence et fatalité de la passion – qui transpire à travers tout le récit. Au préjudice de la paix et de la sérénité de ces «prés d'herbe fraîche» célébrés par le Psaume XXII et par un titre qui ne se réfère pas seulement aux errances dans le quartier parisien de Saint-Germain. Dans ce roman de près de cinq cents pages René Lambert prend le temps et la liberté de céder à la jubilation d'une écriture à la fois simple et généreuse, où se marient la puissance du regard poétique, la précision des analyses psychologiques et les éruptions d'un érotisme sans fard. Plaisir aussi de faire partager avec le lecteur – comme avec Séverine – sa science très éclairée d'un Paris qu'il décline en amoureux. Plaisir encore de puiser dans une vaste culture littéraire pour multiplier – parfois jusqu'à la surabondance – les citations de ses écrivains et poètes favoris. De Shakespeare à Ferré, d'Apollinaire à Giraudoux, Cendrars et bien d'autres, qui ne se gênent pas pour pointer communément le bout du nez et de leurs écrits au cœur même des dialogues. On retrouve aussi, chemin faisant, les traces et les nostalgies d'un passé personnel passant par le festival d'Avignon aux temps héroïques du pape Jean Vilar ou de la révélation d'un prince des cœurs nommé Gérard Philipe. Ou encore par l'aventure particulière de La Passion de Marcinelle (Noncelles, dans le roman), ce spectacle populaire revitalisé par Henri Bertrand, il y a près d'un demi-siècle et auquel, jeune décorateur, l'auteur avait prêté la main. Ainsi, c'est de toutes les ressources de ses talents d'homme de théâtre, d'écrivain et d'artiste – de poète aussi – que René Lambert nourrit ce texte que l'on vit à la fois comme une flânerie sentimentale et comme une équipée sur le torrent contradictoire des passions humaines.