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Critiques de livres


Geneviève BERGE
La ménagère et le hibou
Lausanne
L'Age d'Homme
2004
169 p.

Rembrandt ! Carrément Rembrandt !

Geneviève Berge publie un livre tous les cinq ans. Elle sait, en tout cas elle dit, que c'est peu. Et c'est beau­coup, un livre et lequel ! en regard au temps volé à la double, à la triple journée de la femme. Celui-ci, La ménagère et le hibou, est son troisième, il illustre parfaitement ce qui précède et fait office d'autocitation pour une écrivaine d'aujourd'hui qui s'attaque à une tâche difficile sans y sacrifier rien de ses autres (pré)occupations. L'objet principal sinon unique de ce livre est Rem­brandt. Rien de moins. Ne vous attendez pas à une énième monographie sur le grand peintre. Le titre d'ailleurs ne vous le promet en aucune façon. L'auteure nous invite plu­tôt à une rencontre, ou mieux à un voisi­nage, presque un compagnonnage pas­sionné avec un personnage, avec sa famille, avec ses clients, dans leur époque et leur vie quotidienne dont le détail nous est conté. Plein de voyages, de savoirs et d'imagina­tion, voici le récit d'une confrontation im­probable, par-delà les siècles, entre une femme, la ménagère (épouse deux fois, mère plusieurs fois) qui en veut, et un homme célèbre, que ses yeux ronds et cu­rieux dans l'ombre de son chapeau avaient fait surnommer le hibou. Rencontre inédite et récit original que Gene­viève Berge organise selon trois axes : princi­palement décrire les œuvres du maître, cer­taines très connues, d'autres moins, évoquer les espaces où elle a pu les contempler en vrai, et préciser les circonstances — temps, lieu, humeur — de sa réflexion et de son écriture, qu'elle se plaira à opposer ou sim­plement à confronter au vécu de Rembrandt et aux contextes connus ou imaginés de sa production. Cette organisation est serrée mais souple, car l'auteure tresse ensemble ces catégories avec la liberté et la joie de l'icono­claste. Certes, elle nous détaille par le menu quelques-uns des chefs-d'œuvre les plus fa­meux, comme d'autres qu'elle chérit particu­lièrement. Mais elle accompagne ces descrip­tions minutieuses, qu'enrichit déjà toute une documentation érudite, d'impressions per­sonnelles saisies sur le vif et d'inserts aussi nombreux qu'inattendus sur la réception se­conde que représente le passage à l'écriture. Le spectacle de la rue, à travers la vitre sèche ou mouillée, qui se répète avec des variations quotidiennes, les cris des enfants qui préfè­rent s'atteler à la télévision plutôt qu'à leurs devoirs, la table qu'il faut dépoisser de confi­ture avant d'y mettre le papier, les prépara­tions culinaires ou les aménagements provi­soires vont ponctuer l'analyse minutieuse de tableaux dont on finit par admettre, avec l'auteure, la reproduction, obligatoire sans doute, en noir et blanc. De toute façon, elle les a apprivoisés, forte d'une position acquise avec l'usage et la demande faite au portrait de la mère du peintre : « délivre-nous de l'es­prit sérieux ».

Oui, bien sûr, on aurait aimé voir ou revoir « ce bleu si outrageusement doux » qui met en relief la violence et le vacarme autour du visage supplicié de Samson aveuglé par les Philistins et dont l'évocation prend plus d'un paragraphe. Mais il est vrai aussi que pour un petit pan de mur jaune qui allait mettre sa vie en péril, Proust même ne nous donnait à voir de Vermeer que ses mots à lui, son émotion et sa propre image. Voici donc un Rembrandt vivant, l'homme et le peintre, en plein travail ou en train de livrer ses tableaux, d'en discuter le prix, et une œuvre qui continue à vibrer, palpitant bien davantage par les mots qui l'évoquent que dans les reproductions sans couleurs du vo­lume qui ont du moins le mérite de servir d'aide-mémoire.

Passionnant donc, ce récit, qui fait la part belle à l'histoire, à la sociologie, aux mar­chands, aux experts et surtout à la vie quo­tidienne, à la vie d'une femme que l'intelli­gence, la finesse et l'humour habitent.

Suivez-la dans les musées les plus fréquentés du monde, lorsqu'elle se faufile en chaloupant entre les groupes organisés béats ou in­différents et apprenez que Le bœuf écorché (1640, Glasgow, Art Gallery and Muséum ou 1655, Paris, Le Louvre) se montre, s'ouvre, s'écartèle et est rouge... comme son premier mari l'était pendant l'amour. C'est tout dire !

Jeannine Paque