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Critiques de livres


Marie-Jeanne DESIR
L'amourette
Le Grand Miroir
2002
150 p.

La parenthèse de l’été

Si le deuxième roman de Marie-Jeanne Désir, une des auteures les plus pro­metteuses de la littérature franco­phone de Belgique et d'ailleurs (on l'espère pour elle), n'était que la chronique de la vie d'une famille relativement modeste dans la région liégeoise fin des années cinquante, début des années soixante, il serait déjà une belle réussite. La romancière possède les mots et le regard qu'il faut pour évoquer la vie d'autrefois, année par année comme si c'était au jour le jour. Les détails, les actions singulières, les événements disent aussi la généralité — la répétition de la vie dans son ordinaire. On la voit, la petite maison du passage qui a servi quelque temps d'épi­cerie ; on les vit, ces samedis après-midi avec les voisins au jardin ; on les entend (et on les reconnaît — enfin cela dépend de notre âge et de notre milieu), ces mots mal prononcés (Sunlich au lieu de Sunlight corn nommer une marque de savon)... On les découvre comme si on y était les jeux, les ri­tuels de la petite Nelle et de son voisin Léopold. Léopold qui n'est plus un enfant, Léopold qui est un vieil homme « sans autre âge précis que celui d'un adulte », Léopold qui a séjourné dans un camp de concentra­tion, et qui, à son retour, n'a jamais pu être père. On ressent, aiguillé par la romancière, le désir qui se découvre, qui s'installe de plus en plus en cet homme, désir qui vien­dra perturber la vie de l'enfant. Et le récit. Il creusera sa place dans la chronique fami­liale, à l'insu de celle-ci et de ses principaux acteurs, les parents de Nelle. Pour le dire autrement : de temps en temps, le désir qui circule de Léopold à Nelle troue le texte premier d'une phrase qui en promet d'au­tres, il devient peu à peu un roman dans le roman : le roman de l'été 1964 ; mais aussi il trouve un écho, une intensification dans une série de vignettes botaniques (défini­tions et descriptions de l'amourette, une plante herbacée) qui viennent ponctuer le texte (procédé qu'avait déjà utilisé Isabelle Rossignol, non pas avec des fleurs mais des insectes imaginaires, dans son roman Petites morts, qui abordait une autre forme de désir, le désir gelé des femmes). L'émergence de ce désir, son actualisation sont racontées sans manichéisme aucun, sans diabolisation : l'homme incite, l'enfant ré­pond, avec peur mais répond tout de même, et comprend ce qui se passe. Et il s'en passe ! Moins que dans Chariot aime Monsieur de Stéphane Lambert (l'éditeur de Marie-Jeanne Désir), mais tout de même. La différence : Nelle évitera le coup final. Fatal ? Au moment de, « elle détale [ra] comme une jeune antilope menacée par l'incendie ». Et à la rentrée, « elle oubliera l'été. Tout. » On sait comment le traumatisme a pu être grave, le roman le dit, mais, comme dans le magnifique Un été autour du cou de Guy Goffette, rien n'est occulté par moralité bien pensante ni exhibé outrageusement par conformisme d'époque. Il dit ce qui a été, ce qui a été refoulé et que la littérature doit affronter pour ne pas perdre sa raison d'être, pour ne pas devenir un miroir aux alouettes de plus, un produit de consomma­tion courante.

Michel Zumkir