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Critiques de livres


Bernard FOCCROULE, Robert LEGROS, Tzvetan TODOROV
La naissance de l'individu dans l'art
Paris
Grasset
2005
239 p.

Au commencement était la musique

Sa dernière œuvre, à ma connais­sance, est un disque enregistré en 2002, à Bruxelles, lors d'un con­cert où la musique ancienne et celle d'aujourd'hui sont traitées sur un pied d'égalité, avec excellence et élégance1. Il va être question de musique ici, grâce à Bernard Foccroule, organiste né, — et organisateur d'envergure, ce qui est une autre paire de manches, si l'organe en question est le Théâtre de la Monnaie. (Et s'il y avait quelque discrète analogie entre ces deux activités ?) Tout récemment s'y est donné Julie, d'après August Strindberg, dont Philippe Boesmans a fait un bijou musical. Et peu avant Fabrizio Cassol a joué avec douze DJ's. C'est dire que l'ouverture d'esprit et la pertinence sont là, et que dans cet archipel bruxellois on bat plutôt tam­bour que monnaie, même si l'un ne va pas sans l'autre. Quoique, parfois... Bernard Foccroule a de plus trouvé le temps de publier deux ouvrages de ré­flexion qui viennent à point nommé, vu le travail accompli. Il y a un recueil d'entretiens avec Pierre Delrock et un traité plus ambitieux, La naissance de l'individu dans l'art.

Ce dernier livre est une trilogie où l'or­ganiste d'origine liégeoise est entouré de Robert Legros et de Tzvetan Todorov, ouvrage édité sous les auspices du Nou­veau Collège de Philosophie. D'emblée, question : pourquoi « nouveau » ? Se­rait-ce que tel produit se voit de nos jours assorti d'une date de péremp­tion ? J'espère me tromper. Tzevetan Todorov écrit sur « La repré­sentation de l'individu en peinture ». Pour être complet : « en peinture flamande médiévale ». C'est une matière qui m'est très mal connue. Robert Legros, pour sa part, intitule sa contribution « La naissance de l'indi­vidu moderne », et il se veut pédagogue au point d'écrire vingt-trois fois le mot « individu » dans les seules cinq pre­mières pages. Qui dit mieux ? Quant à moi, j'ai trouvé cette lecture épuisante, et vain le ton péremptoire de M. Le­gros. Un François Jacqmin, un René Char peuvent être énigmatiques, — ils ne seront pas abstrus. Ces deux textes ne manquent certaine­ment pas d'intérêt, mais d'autres, je l'es­père, le trouveront mieux que moi. Je ne peux en l'occurrence que déplorer la disparition du point d'ironie ! Sur le fond, je demande la remise en circula­tion d'un opuscule de Serge Santreau et André Velter, Puissance théorique, théo­rie de l'impuissance (Montpellier, Fata Morgana, 1972), où il est explicite que le titre épuise le sujet ». Avec « La musique et la naissance de l'in­dividu moderne » Bernard Foccroule est plus clair sans manquer ni de sel, ni d'érudition. L'œuvre de Claudio Monteverdi lui sert de pivot — et pourquoi pas ? Instructif, et amène : courtois, donc. Justement, quand il évoque les trouba­dours, notre auteur qualifie la langue d'oc de « vulgaire » (p. 61), par opposi­tion au latin d'église. Le terme « vernaculaire » me semble plus adéquat. Par ailleurs, j'aime signaler l'existence des trobairitz, — car enfin ce n'est pas rien que des femmes composent — et peut être chantent — leurs propres créa­tions2. N'a-t-on pas qualifié la comtesse de Die de « Sapho provençale » ?

Entre passion et résistance est d'un autre tonneau. C'est un ensemble de dia­logues qui dresse de Bernard Foccroule un portrait grandeur nature. Pierre Del­rock pose les bonnes questions au bon moment, et les réponses sonnent juste. Le musicien, le gestionnaire et le ci­toyen forment ici un ménage à trois qui tient la distance : ça mérite un coup de chapeau — et une lecture attentive. Bernard Foccroule évoque la stricte dié­tétique (au sens large) qui lui permet de tenir le gouvernail d'une Maison de près de 500 personnes. Puis, il parle de ses débuts d'artiste, n'omet évidemment pas le rôle d'un Henry Pousseur — par exemple pour son inoubliable Midi-Minuit.

Vient un chapitre dont le titre, « Au commencement était la musique », donne à penser que l'église est au milieu du village, ancre et bouteille à encre, et là un nom s'impose, Bach, dont Foc­croule a donné chez Ricercar une Inté­grale en 18 enregistrements : voilà ce qu'on appelle de la haute fidélité. Avec « Culture et Démocratie », l'ar­tiste s'engage, mais il évite le simplisme en essayant de placer des échelles adéquates, plutôt qu'en nivelant ce qui émerge. Le rôle de la culture à Bruxelles, capitale de l'Europe (mais laquelle), est une préoccupation constante de Foc­croule, qui déplore que l'archipel soit acéphale (ou presque). On entend ici quelque belle volée de bois vert, dirigée vers une certaine politique. De quoi se souvenir de ce que disait à la fin de sa vie Jean Monnet : « Si j'avais su, j'au­rais commencé par la culture. » La cerise sur le gâteau sera pour le lecteur un épilogue intitulé « Musique et poé­sie » : Bach, l'opéra (où se confrontent la note et la syllabe) sont l'objet de dévelop­pements subtils et perspicaces. A cette recension j'éprouve le désir de rappeler que le poète Edmond Jabès, dans un entretien avec Jean-Yves Bosseur, voyait la musique comme un « non-dit qui parle », sans pour autant confondre les trompettes de Jéricho et celle de Miles Davis. Pour y avoir vécu longtemps, je ne peux suivre les avis donnés au sujet de Barce­lone. La si belle fleur de feu de Cata­logne a beaucoup pâti des opérations des urbanistes, il me serait facile d'en donner beaucoup d'exemples. Mais c'est là le seul point gênant d'un ouvrage qui invite à la réflexion, — et dont profitera largement un public que je lui souhaite, précisément, passionné par la résistance.

Daniel Meyer

Bernard FOCCROULE et Pierre DELROCK, Entre passion et résis­tance, Bruxelles, Labor, coll. Traces, 2004.

1.  Ricercar 209.

2.  Pierre Bec, Anthologie des troubadours, Paris,
   
10/18, n° 1341.