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Critiques de livres


Eric CLEMENS
L'Anna
Montréal
Le Quartanier
2003
Publié avec le concours de la Chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique à l'UQAM
202 p.

Vive la baroquie !

Eric Clémens revient en littérature avec un roman, L'Anna, somptueusement baroque, de cette baroquie qu'il cé­lèbre, toute violence dehors en fin de texte. Un roman, soit ! L’auteur le dit, mais toutes les règles connues du genre font l'objet d'effractions répétées, joyeuses ou colères. Plus attentif à miner les formes établies qu'à les respecter en leur état, il les bouscule ou les « remballe » et leur substitue la profusion in­ventive de ses séries langagières. À la chro­nologie linéaire, il préfère l'entrechoc du passé et du futur — « elle se nommait Anna, elle me donnera des fleurs... », mais il s'at­tache à raconter le présent dans ce qu'il a de plus infime, l'hors temps. Tantôt « il », tan­tôt « je », le narrateur (encore là) est ce Protée Arlequin qui mène le récit de sa langue éclatée. Jouant des personnes grammaticales, il réassigne les nombres et les genres : au masculin, par exemple, répond la féminine. Quant aux sexes, il les laisse pour ce qu'ils sont mais avec corrections et en sus cette belle détermination à l'italienne qui donne à l'Anna toute sa force, elle qui par ailleurs est nombreuse et à qui il restitue la violence. L'érotomanie universelle voulant que « les corps se subordonnent au masculin », il faut bien s'élever contre cette imposition d'un seul sexe.

Serait-on tenté, à la lecture des métaplasmes et métataxes qui foisonnent dans la diver­sité, de dire que les mots priment sur les choses qu'on se tromperait. Car la figure fait sens à son tour : on voit bien que l'inci­sion concise, par exemple, est un collage phonique, mais le syntagme qui en résulte est productif. C'est franchement l'inventi­vité qui s'impose et génère une langue dé­multipliée en jouant de l'expansion — ainsi incoupable s'avère nécessaire — ou de la contraction — le pousavoir est une mer­veille. Deux pages, entre autres (163-164), démasquent par le détail l'infinité des rap­ports entre les mots et les choses. Mais l'in­térêt de ce texte ne se limite évidemment pas à un formalisme sainement perturba­teur. À côté du catalogue de désinences amoureuses, de portraits grandeur nature ou cisaillés de l'Anna, contingente et éter­nelle, on lira d'étourdissantes variations sur le rasage quotidien ou sur d'étonnantes puanteurs de bleu marine. Faisant le procès de l'Histoire — Mai 68 revient fort et en rafales —, Éric Clémens s'en prend aussi aux histoires. Celle d'Anna est l'occasion de dérouter le lecteur impatient ou soucieux de suivi, éclatant ci et là, en dépit de toute lo­gique circonstancielle, la dénégation rivali­sant avec l'avalanche des énonciations. L'un et l'autre personnage, celui que désigne par­fois le nous, ne pourraient être entiers ou tout à fait cohérents dans une société dont un seul mot, moderdélocaconcentralisation, semble bien exprimer tous les maux. L'es­sentiel, au demeurant, est de signifier, comme l'indique l'auteur obstiné. Au de­meurant, quelle vigueur et, pour nous, quel plaisir !

Jeannine Paque