Passé le pont...
« Le brouillard s'était épaissi en fin d'après-midi et donnait à la petite ville des allures de purgatoire fumant et froid. Lorsqu'on passait sur un certain font, on avait la surprise de voir arriver vers soi un visage détaché de tout corps, ou encore une pèlerine fantomatique qu'on s'étonnait d'entendre tousser. » Il est difficile de ne pas entendre dans ces phrases l'écho du « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » de Murnau. Mais les spectres qui assaillent les héros de La Nostalgie batailleuse sont tout intérieurs. Une vieille gloire du cinéma se rend à contrecœur à un bal où paraît comme en songe la jeune fille qu'elle fut. Un acteur de théâtre rencontre son double dans sa loge (signe de mort dans la superstition des Anciens), et a en rêve la prémonition de sa fin ; pourtant la mort ne fera que le frôler de son aile et lui préférera un ami d'enfance — un autre lui-même — retrouvé par hasard.
En dépit de ces doubles hoffmaniens, ce serait abuser que de qualifier ces nouvelles de fantastiques — d'autant que plusieurs d'entre elles semblent avoir eu pour origine un petit fait observé ou vécu, à partir duquel l'imagination de l'auteur s'est laissée emporter. Simplement, la réalité, ou ce qu'on prend pour tel, y est imperceptiblement déplacée par un autre regard. Comédiens, danseurs, musiciens, professeurs, les personnages d'Yves-William Delzenne se meuvent avec aisance dans l'univers truqué des mondanités. Aux prises avec l'ambition, la vieillesse, l'amour non partagé, ils ont besoin de la fiction pour vivre. Pourtant, ils ne savent plus trop où ils en sont. A force de jouer les jeunes gandins ou les provocateurs de salon, la comédie de la notoriété a fini par devenir leur raison d'être. Ils se sont trop bien identifiés à leur rôle. Las d'une gloire factice dont ils ne sauraient pourtant se passer, ils vérifient sur les autres un pouvoir de séduction qui fait leur force et leur malheur. La vie a fait naître en eux des illusions amoureuses ou créatrices pour mieux les renverser et les laisser s'enfoncer en eux-mêmes. Tel ce vieux professeur qui n'a pas su garder le bonheur à portée de sa main, ou ce compositeur raté qui retrouve son plus grand amour, et ne sait que lui dire : « On ne s'est pas déjà vus quelque part ? » Leur nostalgie n'est pas tant regret du passé que sentiment subit d'un manque, nostalgie de l'existence même et de ses possibles enfuis. Tout homme n'a-t-il vraiment que la vie qu'il mérite ? D'autres fantômes sont au rendez-vous des Dés de pierre, qu'Yves-William Delzenne publie parallèlement dans une collection pour adolescents. Il est peu de genre plus périlleux que le « roman pour la jeunesse ». Celui-ci joue avec une habileté indéniable du plaisir de la reconnaissance et de la prodigalité. Les Dés de pierre allie d'abord la légende et l'Histoire, les prodromes de la Première Guerre mondiale et l'étrange figure du Comte de Saint-Germain : ordonnateur secret du destin aux dons de voyance et à l'éternelle jouvence, et de surcroît envoûtant conteur, c'est en quelque sorte le double romanesque de l'auteur. Les épisodes accumulent ensuite la maison hantée, les grottes truquées, les inscriptions chiffrées, les pièges, les éboulements et le trésor des Templiers. Cette abondance ne serait rien si l'auteur ne savait tendre les ressorts indispensables de l'aventure que sont l'inquiétude et l'émerveillement, et faire pressentir, d'une plume suggestive et déliée, un mystère qu'aucune explication n'éventera tout à fait. En définitive, l'aventure de ce roman d'apprentissage, qui est aussi le récit d'un adieu à l'enfance, à un monde heureux qui va s'anéantir dans la boucherie de 14, cette aventure aura été intérieure. Alors, il n'y a plus qu'à s'abandonner au charme ensorcelant de la musique, et à retrouver le plaisir des lectures d'enfance qu'on faisait à plat ventre sur son lit, en tachant les pages de confiture.
Thierry Horguelin
Yves-William DELZENNE, Les Dés de pierre, Casterman, « Travelling », 1995, 114 p.
Yves-William DELZENNE, La Nostalgie batailleuse, Le Cri, 1995