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Critiques de livres


Daniel FANO
La nostalgie du classique
Bordeaux
Le Castor Astral
coll. Escales du Nord
2004
88 p.

Le dérisoire et le sérieux

 
C’est un monsieur sérieux qui en­treprend de parler du monde, de ses états chaotiques, turpides, meurtriers. (Il y a de la matière et ce n'est pas sans noblesse.) C'est un monsieur déri­soire qui écrit des poèmes pieds de nez, de courts attentats langagiers. Les deux se croi­sent en Daniel Fano, auteur ces mois der­niers de La nostalgie du classique et de L'année de la dernière chance. Ouvrant La nostalgie du classique, le lecteur de poèmes - s'il en est — pourrait à bon droit consi­dérer qu'il n'est plus en terrain de connais­sance, que ses repères habituels font défaut. C'est que Daniel Fano invite en poésie des personnages que l'on a peu l'occasion d'y rencontrer — de drôles de zigues, en fait : Modesty Biaise, Eva Braun, Adolf Hitler, Betty Boop, Donald Duck, Kim Novak, Youri Gagarine, Elvis Presley, Andy Warhol, des acteurs de cinéma américains, des musiciens, mais aussi Merlin l'Enchanteur, Cléopâtre, Marc Aurèle. Ce seraient les éva­dés de la culture d'un homme né, comme l'auteur, en 1947. La plupart n'ont rien de noble ou, plus exactement, ne doivent leur statut qu'à l'intervention d'une fée dévoyée, la télévision, la radio, la bande dessinée, l'ininterrompu vomissement qu'est l'his­toire du vingtième siècle. Daniel Fano les embarque dans des moments de nostalgie et de cruauté, des galéjades grinçantes, des coq-à-1'âne où perce à travers le nonsense un aphorisme. Il pratique d'ailleurs souvent l’ in cauda venenum, réservant pour la fin ses pointes ironiques (« (...) un seul/petit bon­heur / suffit a chaque jour » ou « (...) le di­manche matin / doit être vécu comme un drame / dans le monde entier ») ou cette défi­nition inattendue du « poète véritable » « que l'on reconnaît » (...) à sa fine moustache / d'expert comptable, à son costume / rayé, ses chaussettes à pois et / sa cravate violine ».


Daniel FANO
L'année de la dernière chance. Journaux croisés
Bruxelles
Editions Les Carnets du Dessert de Lune
2004
95 p.

Des matériaux référentiels semblables sont utili­sés dans L'année de la dernière chance. Jour­naux croisés, mais la technique et le projet d'écriture sont différents. Il s'agirait de rien de moins que de rendre compte de la bêtise du monde depuis soixante ans. L'écrivain devient ainsi un étrange chroniqueur qui, tous les dix ans, à partir de 1943, opère un coup de sonde dans les modes, les idées, les récits, les faits d'actualité d'une époque. De la bataille de Stalingrad à celle de Bagdad, il ne s'empare pas nécessairement du plus grave, du plus évidemment signifiant. Au contraire, il fait droit à toute la bouillie mé­diatique, à ce que Francis Ponge nommait déjà « tout le flot de purin de la mélodie mon­diale ». Il y ajoute ses aphorismes, réécrit plusieurs anecdotes à sa façon, en invente d'autres de toutes pièces et n'oublie pas de secouer le tout — car ce n'est pas la moin­dre dimension de L'année de la dernière chance que le joyeux mélange, que le tour­billon où s'abolissent la chronologie et les systèmes de valeurs. Et peut-être a-t-il rai­son lorsqu'il écrit que « brouiller les pistes, il n'y a que ça de vrai » : par une espèce de choc en retour, d'être ouvertement confron­tés au babillage moderne, certains événe­ments — de la guerre en Irak, du coup d'état militaire au Chili en 1973 — retrou­vent une évidence tragique qu'avait diluée le sirupeux discours médiatique quotidien. Paradoxalement, relativisant tout, les jour­naux croisés rendent aux faits leur consis­tance. Ils offrent aussi un antidote au prurit commémoratif. Sans moraliser, ils laissent entendre qu'on a toujours le choix — qu'on peut savoir ou non ce qui est important : la guerre, la pub, la mort, la chanson, les tronches sur papier glacé, David Kelly, Syl­vie Vartan, Christina Aguilera, les gros seins, le joli nombril, Jean-Claude Van Damme, JFK. L'année de la dernière chance est, paraît-il, le premier volet d'une tétralo­gie. On attend la suite.

Laurent Robert