Le dérisoire et le sérieux
C’est un monsieur sérieux qui entreprend de parler du monde, de ses états chaotiques, turpides, meurtriers. (Il y a de la matière et ce n'est pas sans noblesse.) C'est un monsieur dérisoire qui écrit des poèmes pieds de nez, de courts attentats langagiers. Les deux se croisent en Daniel Fano, auteur ces mois derniers de La nostalgie du classique et de L'année de la dernière chance. Ouvrant La nostalgie du classique, le lecteur de poèmes - s'il en est — pourrait à bon droit considérer qu'il n'est plus en terrain de connaissance, que ses repères habituels font défaut. C'est que Daniel Fano invite en poésie des personnages que l'on a peu l'occasion d'y rencontrer — de drôles de zigues, en fait : Modesty Biaise, Eva Braun, Adolf Hitler, Betty Boop, Donald Duck, Kim Novak, Youri Gagarine, Elvis Presley, Andy Warhol, des acteurs de cinéma américains, des musiciens, mais aussi Merlin l'Enchanteur, Cléopâtre, Marc Aurèle. Ce seraient les évadés de la culture d'un homme né, comme l'auteur, en 1947. La plupart n'ont rien de noble ou, plus exactement, ne doivent leur statut qu'à l'intervention d'une fée dévoyée, la télévision, la radio, la bande dessinée, l'ininterrompu vomissement qu'est l'histoire du vingtième siècle. Daniel Fano les embarque dans des moments de nostalgie et de cruauté, des galéjades grinçantes, des coq-à-1'âne où perce à travers le nonsense un aphorisme. Il pratique d'ailleurs souvent l’ in cauda venenum, réservant pour la fin ses pointes ironiques (« (...) un seul/petit bonheur / suffit a chaque jour » ou « (...) le dimanche matin / doit être vécu comme un drame / dans le monde entier ») ou cette définition inattendue du « poète véritable » « que l'on reconnaît » (...) à sa fine moustache / d'expert comptable, à son costume / rayé, ses chaussettes à pois et / sa cravate violine ».
Des matériaux référentiels semblables sont utilisés dans L'année de la dernière chance. Journaux croisés, mais la technique et le projet d'écriture sont différents. Il s'agirait de rien de moins que de rendre compte de la bêtise du monde depuis soixante ans. L'écrivain devient ainsi un étrange chroniqueur qui, tous les dix ans, à partir de 1943, opère un coup de sonde dans les modes, les idées, les récits, les faits d'actualité d'une époque. De la bataille de Stalingrad à celle de Bagdad, il ne s'empare pas nécessairement du plus grave, du plus évidemment signifiant. Au contraire, il fait droit à toute la bouillie médiatique, à ce que Francis Ponge nommait déjà « tout le flot de purin de la mélodie mondiale ». Il y ajoute ses aphorismes, réécrit plusieurs anecdotes à sa façon, en invente d'autres de toutes pièces et n'oublie pas de secouer le tout — car ce n'est pas la moindre dimension de L'année de la dernière chance que le joyeux mélange, que le tourbillon où s'abolissent la chronologie et les systèmes de valeurs. Et peut-être a-t-il raison lorsqu'il écrit que « brouiller les pistes, il n'y a que ça de vrai » : par une espèce de choc en retour, d'être ouvertement confrontés au babillage moderne, certains événements — de la guerre en Irak, du coup d'état militaire au Chili en 1973 — retrouvent une évidence tragique qu'avait diluée le sirupeux discours médiatique quotidien. Paradoxalement, relativisant tout, les journaux croisés rendent aux faits leur consistance. Ils offrent aussi un antidote au prurit commémoratif. Sans moraliser, ils laissent entendre qu'on a toujours le choix — qu'on peut savoir ou non ce qui est important : la guerre, la pub, la mort, la chanson, les tronches sur papier glacé, David Kelly, Sylvie Vartan, Christina Aguilera, les gros seins, le joli nombril, Jean-Claude Van Damme, JFK. L'année de la dernière chance est, paraît-il, le premier volet d'une tétralogie. On attend la suite.
Laurent Robert