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Critiques de livres


François EMMANUEL
La Partie d'échecs indiens
La Différence
Paris
1994
272 p.

Voyager pour être libre

« Quel dommage. Vous insinuez même que d'histoire policière en roman d'amour nous nous serions trompés de registre, c'est cela ?»

Avec le troisième roman de François Emmanuel, le sentiment agaçant que tous les ingrédients sont réunis pour faire un livre qui accroche : de l'aventure, du suspens, de l'exotisme, de l'amour. Des personnages qui s'intègrent trop bien à cette recette d'émotion : une belle héroïnomane chavirante, un violoniste slave qui se dérobe, un ancien flic dégoûté. Des décors en stuc : le grouillement de Rome, la touffeur de Palerme, le charme gris de Pétersbourg, les mystères de l'Inde, les enseignements cryptés. Et puis la déception de voir trop souvent interrompu le plaisir de la lecture par la chute sur une phrase comme coulée malgré l'auteur de son stylo allègre, presque oublieux, lue cent fois déjà, croirait-on.

Ainsi un texte conforme, ne semblant fon­der d'autre nécessité que celle du divertisse­ment estival institutionnalisé, tant le systématisme des situations, l'efficace de l'écriture irritent au début. Tant, surtout, on ressent l'inconvenance d'un jeu qui transforme le lecteur en simple voyeur. Bref, la route paraît bonne, nous sommes à peu près convaincus de n'y rien oublier au cours du voyage.

Et pourtant (bien sûr). Il ne s'agit pas d'un retournement abrupt qui viendrait finale­ment affirmer le ballet des stéréotypes, mais d'une danse véritable, d'abord tremblante et incertaine, d'un déploiement du texte hors des bornes qu'il semblait s'être imposées. Les personnages du roman quittent le sol mille fois foulé du possible best seller pour épouser les lieux auxquels jusqu'ici ils étaient rivés. Ce n'est plus la Palerme frela­tée du baroudeur, la séduction pâle de la Russie des guides, et Lisa, la fille perdue que sa déchéance rendait si désirable, enlève son maquillage outragé. Une mélancolie douce, en même temps qu'un espoir vivant, confèrent à La Partie d'échecs indiens une dimension nouvelle, j'oserais dire spiri­tuelle, trouvant dans l'air léger qui souffle maintenant sur le texte un médium idéal. Peut-être faut-il chercher le sens de ce pro­dige dans la lente métamorphose de Seguzzi-le-flic, héros et narrateur de cette aventure. Car il se débarrasse progressive­ment de ses peaux surnuméraires, jette les rôles qui lui étaient impartis aux ordures. Sans doute est-il touché par l'amour, mais surtout par l'urgence d'une quête autre, dont il ne connaît pas le terme. Est-ce celle de la liberté ou simplement la recherche d'une harmonie semblable à celle d'un vio­lon Guadagnini ? Est-ce apprendre à fécon­der l'absence qui constitue chaque être hu­main ? Et le roman n'est-il pas aussi, à sa manière, le récit d'un voyage vers Utopia, un lieu où les hommes inventent des gestes et des mots justes pour se rencontrer, nouant ainsi entre eux des liens plus purs ? Partout, de Rome à Quilon dans le Sud de l'Inde en passant par Palerme et Repino en Russie, la mer est présente comme ouver­ture et comme limite.

Françoise Delmez