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Critiques de livres


Jean-Luc OUTERS
La Place du mort
Editions de la Différence
« Littérature »
Paris
1995
215 p.

Papa grand comme une maison

« Mais regarde-toi, poursuit-il éberlué, on ne met pas une cravate sur une chemise Lacoste. Et ce vieux veston à chevrons beige, je le reconnais, c'est le mien. Mais il est complètement démodé. Il y manque la moitié des boutons. Et ce pantalon, c'est une loque. Tu as vu tes chaussettes dépareillées ? Ce n'est pas affublé de la sorte qu'on s'adresse à un auditoire. »

Un homme presque mûr en voyage avec son père presque vieux. Quoi de surprenant ? On suppose qu'à ces âges où le jeu de l'autorité est redistribué, ils évoqueront le passé librement, comme ces amis qu'ils auraient pu être. Oui, mais le père, à la suite d'un accident vasculaire cérébral, est devenu hémiplégique, et qui plus est aphasique. C'est compliqué, en effet. Mais n'est-ce pas l'occasion de goûter le prix de ce silence que l'on a tant voulu combler, de se comprendre au-delà des mots, de s'avouer quand même, par la grâce d'un regard ? Ce serait compter, encore, sans la puissance du hasard, le mystère de la vie, la solitude des hommes.

D'abord, des raisons de ce voyage en voi­ture, rien ne sera dit, excepté leur folie. En­suite, ce père diminué, en état de dépendance forcée vis-à-vis de son fils, va se révéler exigeant, sinon despotique. C'est lui qui, au fur et à mesure, détermine, cartes à la main, les destinations, les étapes, le rythme du parcours. Le fils est au volant, l'indispensable, l'aveugle. Sous couvert de tendresse va se nouer, entre ces deux per­sonnages bien élevés, une relation étrange, où le non-dit confine à l'angoisse. Soucieux de répondre aux désirs de son père, le fils commet (sans le vouloir ?) d'irréparables bourdes. Il ressemble au rêveur obsédé par le gouffre où il va finir, malgré toutes ses préventions, par tomber. Le père, dans le dernier roman de Jean-Luc Outers, pèse en effet d'un poids considérable sur la destinée de son rejeton, et l'occasion d'une promis­cuité de quelques jours dans l'univers confiné d'une voiture en est évidemment la meilleure illustration. Il semble toujours se dresser comme un fantôme devant les femmes (lunaires) rencontrées au cours de leur périple. Enfin (surtout), cet ancien homme politique et militant francophile conserve, malgré son mutisme, toute l'aura du pouvoir qu'il a exercé autrefois sur son fils-écrivain par la langue et l'écriture. La Place du mort est un roman de l'entre-deux. En lui, pas un cri, mais au contraire une sorte de torpeur élégante sous laquelle les tensions se tiennent tapies, écrouées. Les personnages, dont on devine qu'ils sont issus d'un milieu aisé, n'ont pas les gestes en -trop de la détresse. Pourtant le livre a des tenta­tions de roman noir, et porte aussi comme le regret d'un sanglot d'enfant dont la venue, avec la mort, a des accents libérateurs.

Françoise Delmez