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Critiques de livres


Jacques CELS
La poudrière
Éditions Luce Wilquin
2002
129 p.

Le silence de l'artiste

En plus de vingt ans d'écriture, Jacques Gels a publié onze livres touchant à dif­férents genres, poésie, nouvelles, ro­mans, théâtre, essais littéraires (notamment sur Michaux et sur Bataille). Une part de la pluralité de cette inspiration est à l'œuvre dans son dernier-né, La poudrière, qui est as­surément un roman, mais que l'on pourrait également décrire comme un essai fictif. Le narrateur, Julien Chaville, profite en effet de l'absence de sa femme et de ses enfants pour rédiger un mémoire sur l'œuvre d'une peintre qu'il a personnellement découverte vingt ans auparavant et qui, depuis lors, est reconnue mondialement. Cette artiste, appelée Made­leine Trenner, était déjà une vieille dame quand il l'a rencontrée et elle n'avait plus que deux ans à vivre. Son œuvre était depuis long­temps derrière elle : elle avait rangé ses pin­ceaux à l'âge de vingt-deux ans, avant la guerre et la naissance de son premier enfant. Pourquoi avoir ainsi arrêté si tôt de peindre ? Pas par mépris pour ses toiles, qu'elle a conser­vées soigneusement, dans des conditions particulières que le lecteur découvrira avec curiosité. Même si elle était inconnue, Madeleine avait probablement conscience de son génie. Alors pourquoi ce silence ? Telle est la question à la­quelle veut répondre le narrateur en scrutant sa mémoire. Il dispose d'ailleurs de différents ma­tériaux autour de lui car il a épousé la petite-fille de Madeleine et vit dans sa grande de­meure, transformée partiellement en musée. Le récit va dès lors tourner autour de la pé­riode, cruciale pour le narrateur, durant la­quelle il rencontra à la fois la femme de sa vie et l'artiste peintre dont la production le passion­nera et le rendra lui-même riche et célèbre. Les anecdotes se mêlent à la réflexion et différentes hypothèses, recueillies ça et là, sont évoquées pour expliquer le silence de Madeleine. Mais aucune d'elles ne s'impose définitivement. Ju­lien Chaville est face à une triple impossibilité : impossibilité de nommer sans le réduire le mys­tère d'une vie et d'une œuvre, impossibilité de décrire la peinture avec des mots et, peut-être, en amont, impossibilité, pour Madeleine elle-même, de reproduire la vie, ou plus précisé­ment « la fluence du vivant », au moyen d'un art foncièrement immobile. La profondeur du questionnement porté par La poudrière pourrait rappeler certains romans de Thomas Bernhard, sauf que, contrairement au génial Autrichien dont l'inspiration se nourrissait d'une haine intarissable et robora­tive, c'est l'amour qui meut le narrateur chez Jacques Cels. Et toutes les personnes que Ju­lien Chaville rencontre sont bienveillantes et généreuses, cultivées et aisées, de sorte qu'il peut s'adonner à ses passions intellectuelles sans se soucier des contingences matérielles. Il serait possible ici d'opposer à Cels la fameuse phrase de Gide selon laquelle « C'est avec les beaux sentiments que l'on fait de la mauvaise littérature. » Mais ce serait tout à fait injuste et la gentillesse n'empêche nullement ici le récit et la réflexion d'avancer jusqu'à la pou­drière du titre — qui explose là où on ne l'at­tend pas. S'il fallait faire un reproche à l'auteur, il serait d'un autre ordre : la passion avec laquelle le narrateur cherche à faire revivre le passé le pousse à s'attacher aux moindres dé­tails, ce qui se traduit par une exhaustivité jus­tifiée, mais peut-être excessive du point de vue du lecteur. Il n'empêche qu'avec La poudrière Jacques Cels est parvenu à marier le roman et l'essai tout en évoquant l'impossible mariage de la peinture et de la littérature.

Laurent Demoulin