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Critiques de livres


Jacqueline HARPMAN
L'apparition des esprits suivi du véritable amour
Bruxelles
éditions Ancrage
1999
249 p.

La revanche de Catherine

« II est périlleux de revoir un amant quarante ans après. Mais relire son premier roman ! »

Ainsi s'exclame Jacqueline Harpman, en quatrième de couverture de L'apparition des esprits, qui ouvrait la collection Ancrage, l'été 1999, mais avait paru dès 1960 chez Julliard. Le tout premier livre qu'elle ait écrit, même si l'éditeur ne le publierait qu'après deux autres titres : L'amour et l'acacia et Brève Arcadie, prix Rossel 1959. Périlleux de le relire ; plus encore, peut-être, de le remettre en lumière alors que les temps ont changé et, surtout, qu'une œuvre s'est écrite dans l'intervalle. Dommage : elle n'a pas pris entièrement le risque de cette confrontation. Ce roman de jeunesse, elle l'a revu — et sérieusement, si l'on en croit sa précision narquoise : « J'ai pris la tondeuse à gazon, le sécateur et ma plume. » Bien sûr, se corriger n'est pas se renier, mais on ne peut s'empêcher de trouver ambiguë la démarche qui aboutit à nous mettre sous les yeux non point le texte tel qu'il était, avec ses possibles maladresses, ses probables naïvetés, mais tel que l'auteur, quarante ans plus tard, aurait aimé qu'il fût... Sous l'exergue désenchanté de La Roche­foucauld (Il en est du véritable amour comme de l'apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu), c'est une histoire passionnément romanesque que nous raconte Jacqueline Harpman. Les personnages : Catherine, à peine sortie d'une enfance solitaire aux côtés d'un père et d'une mère qui ne lui offrent qu'une bonté distraite, enclos dans leur bonheur à deux qui rend le monde — et leur enfant — superflus. (J'avais déjà perdu l'habitude de courir vers eux pour chercher à briser le mur et recevoir ma part de tendresse.) Mau­rice Alker, l'unique familier de la maison, quadragénaire cultivé, intelligent, raffiné, sceptique, à la séduction fine et moqueuse. Tout naturellement, presque innocemment, Alker, comme l'appelle Catherine, devient son mentor, son ami fraternel, son précieux complice.

Longues conversations, confidences, prome­nades en forêt, soirées au théâtre : il rem­place le père, insoucieux des rêves et des im­patiences d'une adolescente qui grandit au large de sa vie, et les amies qu'elle ne se fait pas plus à l'université qu'au lycée. Lui dis­pense les conseils souriants d'une sagesse sans illusions : Le mariage de raison t'épargnera les hasards du cœur. Il n'amène pas la tentation du divorce, si forte chez les gens qui croient que le mariage est fait pour servir l'amour. Ton bonheur, planté si ferme, poussera bien. L'entrée en scène d'un jeune amoureux, Ju­lien, la fièvre des baisers, l'exaltation des ser­ments, la fougue heureuse des amants ingé­nus n'y changent rien : Alker demeure le pôle magique de sa vie, le compagnon pers­picace et léger des heures bénies, celui avec qui elle se sait au plus près, au plus vif d'elle-même, et, pour préserver leur « amitié », Ca­therine est prête à tout. Même à se mentir. A feindre d'ignorer que, parfois, se faufile entre eux l'ombre du désir. A retenir leur conni­vence au bord du vertige. A fuir l'émotion violente qui mêle à brûle-pourpoint leurs re­gards hâtivement détournés. (Un tourbillon d'idées folles m'assaillait, contre quoi la seule défense était de crier bien fort, et jusqu'à m'en convaincre, que j'aimais Julien?) Mais on ne se trompe pas indéfiniment soi-même. On ne joue pas éternellement avec le feu. Un soir, tout bascule. Les rênes leur échappent. Catherine s'élance ; Alker, pris au dépourvu, cède. Pour se reprendre, aussitôt après. Catherine s'incline. La révolu­tion de l'amour n'aura pas lieu... Cette passion manquée, finement analysée, adroitement contée, avec une élégance légè­rement distante, entre ironie et mélancolie, Jacqueline Harpman lui donne aujourd'hui une suite, toujours dans le sillage de La Ro­chefoucauld : Le véritable amour. Trois ans se sont écoulés. Inconsolable d'avoir perdu Alker, Catherine fait irrup­tion chez lui, cachant sa faim obsédante de sa présence, son besoin désespéré de leur complicité tendre, derrière ce vœu impé­rieux : Trouvez-moi un mari ! D'abord sur ses gardes, il se pique au jeu. Lui apprend à se déguiser, briller, intriguer, séduire. Et lui présente Lucas, un jeune avo­cat ambitieux, rieur et attirant. Le piège qu'à bout de détresse elle avait tendu à Alker se referme sur elle. Sous la forme d'un ma­riage que sa tricherie condamne d'avance. Retour à la case départ. Mais Catherine re­fuse que le vieux chagrin qui la mine ait le dernier mot, et repart à la conquête de celui qui se dérobe. Sans doute touchée par sa lu­mineuse audace, son goût invincible du bon­heur, la romancière offre à son héroïne, tou­jours proche de son cœur, la revanche qu'elle lui réclamait. Cette fois, c'est Alker qui rend les armes, et l'amoureuse qui triomphe... Mais d'où vient que le charme est rompu ? En virant au rose, le récit de Catherine perd force, éclat, accent. Notre intérêt languit. Et la tardive confession d'Alker, heure de vérité sans surprise, ne le réveille pas : son secret perçait sous le masque, dès L'apparition des esprits, et le deviner suffisait à notre plaisir.

Francine Ghysen