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Critiques de livres


Pierre PUTTEMANS
L'Arbre du voyageur
Illustrations de Pierre Cordier
Bruxelles
Editions de l'Ambedui
collection de poésie du Lendit
1997
53 p.

Ovnis poétiques

Sans doute la poésie n'est-elle jamais meilleure que quand elle ne ressemble à rien de connu, que quand elle bous­cule les références établies et qu'elle s'ar­rache au magma des formes convenues. Chaque époque a ses façons de dire et d'imi­ter, chaque génération a ses épigones labo­rieux, ses médiocres du premier rayon. Par­fois, cependant, on croise un auteur dont on ne puisse rien dire sauf ceci : il a vécu sans bruit la banalité des jours, il a accompli sans éclat son métier d'homme, il a écrit, presque innocemment, sans souci de la valeur litté­raire de son texte, sans se préoccuper non plus de sa réception. Il n'a pas joué à l'in­compris, n'a pas geint sur son sort. Trois ou quatre amis lui composaient un public idéal. Parmi les initiateurs de ces parfaits ovnis poétiques, on pourrait citer quelques Types en or, autrefois actifs au sein de la revue Phantomas, en particulier les frères Piqueray et leurs Non inhibited poems, François Jacqmin, ses Saisons ou son Domino gris et, pour aujourd'hui, Pierre Puttemans qui vient de publier deux nouveaux recueils.


Pierre PUTTEMANS
Olla vogala
avec un dessin d'Anne Garnier
Atelier de l'Agneau
1998
74 p.

Dans Olla vogala, les poèmes, en prose ou en vers libres, adoptent volontiers le ton de l'impertinence. Ils font figure de cartes d'embarquement pour un troisième millé­naire apocalyptique et dérisoire. Tout s'est effondré ; le monde paraît tête-bêche. En parler n'est plus possible qu'à l'imparfait, en parler n'est plus possible : « On circulait dans la langue toute crue, en plein soleil d'oreilles grandes ouvertes et tendues (...) On écoutait, on attendait la naissance du son, avec la première pensée. Mais c'était la fin du temps des verbes, et les mots avaient disparu. » Les valeurs sont désormais renversées, tout se mêle, se confond, s'équivaut. Le lisier devient sublime, et il faut une certaine précio­sité pour décrire un roi, ou plutôt un porc : « Sous la brise parfumée de merde, dans les alizés embrennés la création a bien trouvé son roi. » Pour Pierre Puttemans, la langue française est un matériau instable, mouvant, vivant. S'il ne travestit pas futilement les si­gnifiants, l'auteur mélange allègrement les registres et associe tours emphatiques, néologismes et vocabulaire physiologique voire scatologique. Il réveille même les « pihis » d'Apollinaire, ces oiseaux improbables du poème Zone, sans qu'on sache vraiment quel aspect il leur prête, puisque ceux-ci « descen­dent les montagnes à Vappel du berger ». Ailleurs, il réécrit l'Histoire, se risque à l'anachronisme et à l'absurde pour donner des batailles et des découvertes une version beaucoup plus drôle, où vacillent la réalité et les lieux communs culturels. Napoléon et Christophe Colomb tiennent alors du tou­riste et du nigaud, ce qui ne constitue pas, après tout, une mauvaise définition du per­sonnage historique.

Dès les premiers mots, L'"Arbre du voyageur semble davantage élégiaque. Un long spleen s'y déploie, animé par la conscience de la finitude et le regret du temps écoulé. Le poète traverse les siècles et sillonne des ter­ritoires de légendes ; en attendant sa propre mort, il marche dans un univers au bord de l'écroulement : « Le temps va bientôt s'arrê­ter / Et je ne pourrai plus attendre! Les villes du temps arrêté/ Ni les pays de transhumance (...)/Et maintenant je vais mourir / Cela pren­dra vingt ans peut-être ». Peu à peu, toute­fois, le poème s'enrichit de greffes diverses, qui n'entachent pas la cohérence et la clarté de l'ensemble, mais qui sapent la déploration initiale. Des notations concrètes et ac­tuelles se font jour, ainsi que de violentes saillies où la religion, quelle qu'elle soit, se voit rarement épargnée : « Je hais les autels de toute sorte / La verroterie et le bénédicité (...)/Il est interdit de rêver (...)/ C'est le caca des jours de fête ». Puisque tout a été dit, puisque la poésie n'a pas de message — hormis peut-être un cri d'existence au monde —, puisque tout poète est, d'une certaine façon, l'écornifleur de ses prédéces­seurs et qu'il se nourrit d'abord des mots des autres pour trouver les siens, Pierre Put­temans glisse dans son texte quelques vers célèbres légèrement détournés, dévoyés de leur contexte premier. Des fragments de Verlaine, Villon, Ronsard, Nerval, Apolli­naire encore, sont convoqués, accompagnés d'un commentaire ou de vers de l'auteur qui dégonflent la tonalité souvent grave du texte originel : « Une femme inconnue et que j'aime et qui m'aime/Se caresse et pense à moi/Dans les vapeurs du crépuscule ». Le pro­cédé ne se révèle nullement gratuit, qui montre que la nostalgie et les bleus à l'âme furent, de tous temps, une confiture exquise aux candidats versificateurs. Si, dans L'Arbre du voyageur, Pierre Puttemans tra­duit le délabrement qui menace de frapper aussi bien le corps social que l'individu, il a soin d'opportunément désamorcer l'excès de sérieux que pourrait comporter l'entre­prise. Qu'un poète manie avec autant d'ai­sance la difficile figure d'ironie n'est pas la moindre de ses qualités.

Laurent Robert