pdl

Critiques de livres

Dans le sillage d'Œdipe sur la route. Avec Henri Bauchau.

Depuis que la route d'Œdipe a croisé celle de Sophocle (au sens propre, si l'on en croit le récit-phantasme d'Henri Bauchau, L'enfant de Salamine), son destin post-mortem a été bouleversé. Son histoire, du moins en par­tie, est devenue un mythe qui a traversé les siècles jusqu'à être complètement réactivé par Freud, qui en a fait un pilier de l'in­conscient occidental, de la pensée moderne. Henri Bauchau, homme de lettres et de psychanalyse, ne pouvait qu'être touché par ce personnage. De là à en être hanté, il n'y avait qu'un pas. Que son inconscient a franchi doucement, lors d'une thérapie avec Conrad Stein dans les années soixante, puis de manière obsessionnelle. Cela a d'abord donné La Reine en amont (1967-1968), pièce autrefois publiée sous le titre La Ma­chination, où l'histoire d'Œdipe intervient en tant que théâtre(-poème) dans le théâtre, puis l'imposant roman Œdipe sur la Route et ses œuvres satellites réunies aujourd'hui par Les Eperonniers sous l'intitulé géné­rique de L'arbre fou. Entre les deux appari­tions d'Œdipe dans l'œuvre d'Henri Bau­chau, il s'est passé un peu moins de vingt ans pendant lesquels un transfert de l'his­toire s'est opéré : l'auteur n'a plus focalisé sa création sur la relation Œdipe-Jocaste mais sur celle d'Œdipe avec Antigone. Au­trement dit : il a déplacé son attention de la genèse du drame vers son après. Tout l'inté­rêt réside là, d'ailleurs : plutôt que de ré­écrire la xème version du mythe, il a préféré « s'embarquer dans une vaste entreprise, celle d'accompagner Œdipe et Antigone dans le long voyage qui doit les mener de Thèbes, cité royale du désastre et de l'aveuglement, à Colone, lieu de clairvoyance, de la mort et de la gloire d'Œdipe1 ». Ce livre lui prendra cinq années d'écriture. Depuis, il reste hanté. Peut-on laisser sur le bord du chemin ceux qui vous sont devenus si fami­liers au point d'être une part de vous-même ? Au point d'être indispensables à la réflexion sur votre vie ? Marguerite Duras et tant d'autres artistes ont déjà prouvé que non. Alors, Henri Bauchau continue de re­travailler certains épisodes, d'en inventer de nouveaux qui sont à la fois clos sur eux-mêmes et ouverts sur l'œuvre matrice. Il lui arrive aussi d'en ciseler des poèmes, une des formes à laquelle il a toujours été fidèle. Et si dans tous ses textes marchent Œdipe et Antigone, Sophocle s'y promène aussi. Ce qui lui permet de s'arrêter sur la thématique de la création inconfortable. De ses exi­gences. De sa folie. De son emmêlement à la vie. Et de son emprise sur elle.

Michel Zumkir

Henry BAUCHAU, L'arbre fou. Théâtre -récits poèmes du cycle d'Œdipe et d'Antigone, Les Eperonniers, 1995, 191 p.

1. Henri Bauchau parle de la genèse et de la signification d’Œdipe sur la route dans l'édition de poche du roman, parue dans la collection Babel.