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Critiques de livres


Jean DERAEMAEKER
L'art de rien. Art, mort et amitié
Bruxelles
La Lettre volée
coll. Essais
1995
77 p.

Rien c'est bien !

« Lorsque tous les idéaux courants, fussent-ils d'ordre moral, esthé­tique, religieux, social ou autre, ne parviennent pas à imprimer à la vie di­rection et finalité, comment préserver en­core celle-ci du néant? On ne peut y arriver qu'en s'attachant à l'absurde et à l'inutilité absolue, à ce rien inconsistant, mais dont la fiction est à même de créer l'illusion de la vie. » Ces deux phrases de Cioran, Jean Deraemaeker, philosophe de son état, aurait pu les placer en exergue de son dernier ou­vrage, L'art de rien. Art, mort et amitié (es­sais), publié par La Lettre volée (qui nous avait offert du même, en 93, Le souci de rien. Doutes et démêlés). « Il me semble », avance-t-il, « qu'on peut faire une distinc­tion entre le Rien et le néant. Le néant pos­sède un caractère acide, corrosif, doulou­reux, qui appartient au temps, au noyau temporel. Le Rien, c'est peut-être autre chose, une joie pure au-delà du néant, au-delà du temps, au-delà de tout, inconce­vable, faisant partie de ce qu'il a assurément de l'ineffable. Seul le Rien ne peut pas nous décevoir et nous cherchons avidement dans l'art, dans le silence, dans le désert et dans le vide de nos nerfs, cette vérité que nos dé­ceptions successives nous font soupçonner au-delà d'elles-mêmes. » En effet, si créer, c'est « faire avec rien », toute œuvre d'art véritable se devrait de nous y ramener et non pas d'ajouter au charabia ambiant son pépiement affolé. Pour nous sauver du dé­sastre des esthétiques, le Rien, et lui seul, en ce qu'il nous fait à la fois affronter le manque de réalité et la déchéance tempo­relle, s'avère capable de nous mener à la sé­rénité, c'est-à-dire à la conscience de la va­cuité de notre combat assortie à la joie pure « d'être arrimé à rien ». L'Art ne serait en somme que « le balbutiement du Rien », les œuvres « une sorte d'enquête infinie sur le Rien », « autant de soupirs adressés au néant » et l'artiste « un Bousilleur dont les menées ont l'énergie du désespoir ». Dans son Dictionnaire du Diable, Bierce définissait la philosophie comme un « itiné­raire composé de plusieurs routes qui mè­nent de nulle part à rien ». Jean Deraemaeker échafaude donc ses concepts « de bric et de broc », multiplie les paradoxes, brouille à plaisir les cartes et nous invite à nous dépêtrer dans le fouillis de ses aphorismes (dont il nous confie qu'il les a grif­fonnés dans l'urgence, en une manière de thérapie, « exactement pour les mêmes rai­sons que celles qui poussent un peintre à peindre, un compositeur à composer ») à la fin de nous convaincre que « l'œuvre a pour finalité de créer un signe vide qui se remplit d'au-delà ». Pour ne prendre qu'un exemple, il revient à plusieurs reprises sur les godillots éculés peints par Van Gogh, en lesquels il voit un « autoportrait » du pauvre Vincent tentant d'échapper au processus de la mort, « une trace tenace qui ne veut pas mourir, des pas qui ne veulent pas s'effacer, une blessure ouverte à jamais qui saigne à l'intérieur du temps ». Selon lui, si cette image nous touche, c'est parce qu'on peut y voir l'artiste parler à la fois de lui-même et « de la mélancolie inhérente à notre condi­tion de mortel, à notre devenir-putréfac­tion, à notre cheminement vers le Rien qui ne va pas sans tristesse ni amertume». (Sans doute aurait-il plaisir à savoir que, dans son Dictionnaire d'argot, Jean de La Rue relève cette plaisante acception pour « philo­sophe » : « vieux soulier ».) Mais qu'on n'aille pas croire que ce petit livre ne soit teinté que de pessimisme. Dans notre quête éperdue, nous nous confron­tons (fatalement) à la mort mais aussi à la beauté, à laquelle l'art aurait notamment pour fonction de nous introduire, ainsi qu'à l'amitié, ces « essais » se fermant sur cette phrase ultime : « Les amis veulent au plus profond devenir ensemble des dieux, entrer comme tels dans l'immortalité, rien, pas même la mort, ne pouvant arracher les amis à l'amitié. » A part ça, on en sort convaincu (si on ne l'était déjà) que le Rien constitue l'élément naturel où s'accomplissent nos pi­teuse destinées et qu'il s'avère bel et bien être le sens ultime de notre aventure inco­hérente. Comme me l'écrivit un jour Topor, pour apporter sa caution à mon in­térêt pour le Rien : « "Dans l'infini, disait Bachelard, on ne se sent pas chez soi." Dans le Rien, si. Installez-vous et faites comme à la maison. »

André Stas