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Critiques de livres


Patrick ROEGIERS
L'artiste, la servante et le savant. Deux monologues
Paris
Editions du Seuil
collection « Fiction à de »
1997
68 p.

La tentation didactique

Avec L'artiste, la servante et le savant, Patrick Roegiers s'est essayé à un périlleux diptyque. Deux figures de la Renaissance, Vésale et Durer, sont saisies à l'heure de la mort, au cœur d'une époque qui mêla continûment goût de l'invention et obscurantisme, qui vénéra le savoir et la culture mais fut sévère pour les audacieux. Le peintre Albrecht Durer vient de mourir, dans sa maison-atelier de Nuremberg, peu après un dernier séjour dans les Flandres. Lors de la veillée funèbre, Suzanne, sa ser­vante, prend la parole : elle dit son chagrin, sa douleur puis, surtout, raconte quel homme fut son maître et quelle vie il vécut. « Accusé de crime », « martyr de la vérité » vi­lipendé par l'Eglise pour ses dissections, le médecin André Vésale n'a dû son salut qu'à la promesse d'un pèlerinage à Jérusalem. Revenant de la Ville Sainte, son navire fait naufrage près de l'île grecque de Zante. C'est la fin de partie pour l'un des fonda­teurs de la médecine moderne. Lui restent, toutefois, les quelques forces nécessaires à un retour sur soi en forme de plaidoyer pro domo.

Avec ces deux monologues, Patrick Roegiers se devait d'atteindre un équilibre difficile entre l'artifice d'un genre et la nécessité de jouer sur des effets de réel qui crédibilisent la narration, la rendent attachante, et jet­tent un voile sur la convention le temps d'une lecture. Il y parvient partiellement dans le discours de Vésale, grâce à un sur­croît de détails et une surenchère dans l'horreur : « J'exècre la mer (...) Quasi nu, mal vêtu, lapant mon urine, je me repais de crustacés, de méduses, de crabes, de homards et d'astéries, de sucs d'herbes et d'orties, cuites, hachées, non aillées, comme les pythagoriciens, et laisse pousser mes ongles telle une bête. » Une même verdeur, une même liberté de ton, se fait jour dans le récit des dissections : « Plongeons au sein du ventre éclos et vidons illico car elles sont lestes à rancir la bouillie des viscères où gîtent et grouillent les vers, sans gâcher les intestins, et leurs rusés re­plis, où la chère se digère. » Par la voix du sa­vant, l'analyse de la machinerie du corps de­vient poème et acquiert un lyrisme concret et percutant : « ... qu'est-ce qu'un cadavre ? Une dépouille sans ombre, harde de l'être, carne sans sève (...), pulpe périe, reste piètre, lie d'une vie, distincte de l'individu. » Cepen­dant, le parti pris de vérisme vacille en maints passages par la volonté quasi didac­tique de tout expliciter minutieusement, de ne rien celer des arts de peindre et de guérir qui sont ici incarnés. Un peu comme ses modèles, Patrick Roegiers écrit en huma­niste, affectionnant l'énumération érudite et la précision encyclopédique. Aussi l'on s'étonne parfois de cette servante férue d'histoire de l'art, d'étymologie ou de tech­nique picturale. On est admiratif, au fond, devant cet agonisant, ce vieil homme souf­frant, qui disserte brillamment de l'utilité d'ouvrir des corps morts pour, plus tard, en pouvoir soigner des vivants. On voudrait y croire, bien sûr, et on traque l'émotion. On est un peu las, au terme du livre, de ne pas l'avoir trouvée.

Laurent Robert