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Critiques de livres


Jennifer FORDHAM
La rue des pas perdus
Bernard Gilson Editeur
coll. Le Photophore
2002
102 p.

La mémoire neuve

Y aurait-il une tradition (nouvelle) d'écrivaines infirmières (ou ex-infir­mières) comme existe celle (déjà an­cienne) des écrivains médecins (Céline, Martin Winkler...) ? Rien qu'à poser ces éléments, et sans en avoir eu l'intention au départ, on voit la domination masculine s'inscrire odieusement sous nos yeux. En Belgique, on peut citer Nicole Malinconi, Catherine Roegiers... et aujourd'hui Jennifer Fordham qui publie La rue des pas perdus dans la nouvelle collection Le Photophore des éditions Bernard Gilson, collection des­tinée à accueillir des premiers romans. La première partie du livre se déroule dans ce milieu hospitalier que l'auteure connaît bien et nous montre les efforts d'une amnésique (Gladys, professeure d'art dramatique) pour retrouver la mémoire. Suite à un accident de voiture survenu un jour de mort, son cerveau a tout oublié et n'imprime plus rien, même pas le souvenir d'avoir dormi la nuit précé­dente (« Aucune trace laissée de la nuit ne perce mon inconscient »). L'écrivaine nous donnera à voir tout le travail contre l'oubli, du premier souvenir retrouvé jusqu'à la mé­moire revenue, redevenue neuve. La deuxième partie marque le retour de Gladys dans la vie normale, le réapprentissage de cette vie, la redécouverte de soi qui révèle bien des douleurs et ramène au jour les deuils d'autrefois (les parents, la sœur jumelle, les animaux familiers et aimés). Ce parcours que l'on peut définir comme initiatique va bien au-delà de la simple réappropriation de soi, il met en place une nouvelle approche du rapport aux autres. Gladys, qui a toujours été une solitaire, une marginale, une femme farouche et souf­frante, va découvrir qu'elle n'aurait pu sortir de son trou noir sans l'aide d'un psy­chiatre, d'une infirmière devenue son amie, d'une folle, du regard d'un homme et ce, que ce soit pendant son internement ou sa vie dehors.

La force de ce roman naît de sa fin. L'écri­vaine évite le piège du happy end qui fait tout rentrer dans le rang, dans le moule. Gla­dys ne trouve ni mari, ni amant. Elle se ré­concilie avec elle-même. Ses choix de vie sont enfin véritablement assumés, vécus plei­nement. Elle restera une femme célibataire et dira : « Les femmes célibataires ont donné à leur vie des priorités différentes, tout simple­ment ; elles ont une conception plus origi­nale et plus libre de leur vie (...) Je ne me sens pas adulte comme l'entendent la plupart des gens. Je me sens au contraire protégée de cette détérioration due au temps. Je suis res­tée intacte, inchangée dans mes convictions profondes. (...) Je veux rester une incorri­gible dévoreuse de rêves. » C'est pour ça que nous aimons ce livre et que nous espérons que le deuxième roman de Jennifer Fordham tiendra les promesses de cette Rue des pas perdus où les femmes échappent à leur destin.

Michel Zumkir