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Critiques de livres


Pierre CORAN
L'ascenseur des dieux
Labor
2002
93 p.

La péniche à Coran et l'Arche de Norac

La promotion de la littérature en passe d'être transférée au ministère de l'Equipement et des Transports de la Région wallonne ? Non pas. Loin de fouler au rouleau compresseur les plates-bandes de la Communauté française, le MET a voulu mettre en valeur, par la littérature, un tout autre vecteur de communication. A l'occa­sion de la mise en service du canal du Centre pour les bateaux de plus de 1 350 tonnes, il a passé commande au romancier Pierre Coran d'un livre ayant pour cadre ce même canal et son nouvel ascenseur funicu­laire de Strépy-Thieu. Et l'écrivain s'est ac­quitté à merveille de sa tâche, nous offrant une histoire policière à l'intrigue ciselée sa­vamment, où l'amour, la technique et le progrès social résolvent les inégalités et les haines que celles-ci ont, au cours des temps, installées.

Franck Harvet est un jeune homme plus prompt à manier la plume que le bistouri, plus fasciné par les mystères de l'Egypte an­cienne que par ses études de médecine, qu'il a abandonnées, rompant, au grand dam de sa mère, avec la tradition familiale. Un mé­decin de ses aïeux avait autrefois refusé de soigner une de ces femmes appelées par les bourgeois « bêtes d'eau », qui hâlaient les péniches de Charleroi à Bruxelles en quel­ques jours. Cette femme, morte à la suite de sa maladie, n'était autre qu'une aïeule d'Ophélia Romano, ingénieur naval, mais batelière de sang, sa famille étant depuis des générations attachée au fleuve. C'est le canal, successivement moteur de l'exploita­tion, puis ascenseur social pour les Romano et leur fille, qui précipitera la résolution de la querelle centenaire entre les deux clans.


Cari NORAC
Lettres du géant à l'enfant qui passe
Labor
coll. Espace Nord
zone J
Bruxelles
2002
125 p.

Car sur ce canal du Centre se passent des choses étranges : l'on y aperçoit un cercueil dériver, puis une femme à la tête de vache accomplir d'étranges rites près du nouvel as­censeur hydraulique, et il prendra des allures de Nil lorsqu'on retrouvera les chats du voi­sinage momifiés, ou encore lorsqu'une sta­tuette d'Isis sera dérobée au Musée de Mariemont. Et si la méfiance atavique d'Ophélia envers Harvet la pousse à mettre l'inspectrice de police en charge du dossier sur les traces de ce fou de mythologie égyptienne, elle sera la première victime de cette dénonciation, séduite par la passion communicatrice qu'elle aura déchaînée en lui. L'unité de mesure de ce récit est le para­graphe : aéré et évocateur, il transporte di­rectement le lecteur au cœur de l'intrigue, qui y gagne en suspens et en lisibilité. Pierre Coran démontre au fil des chapitres son ex­cellent savoir-faire, mélange de documenta­tion fouillée, d'économie de style et de sen­sibilité humaniste. Les chapitres, justement, se suivent en alternance avec le « journal de Franck Harvet », dont la particularité est d'avoir été rédigée par le fils de Coran, Carl Norac. Aussi l'occasion est-elle trop belle pour ne pas parler d'un autre livre, celui-là entièrement rédigé par le fils, au bonheur des enfants.

Des bêtes, petites et grosses

« Caché derrière une montagne, un géant se met à parler. / Sur l'autre flanc, un enfant qui passe sur un sentier s'arrête et l'écoute. / Les mots du géant s'élèvent comme des lettres. / Ces lettres-là ressemblent à des poèmes. » Alors, le géant se présente à l'en­fant. Il lui raconte sa condition de géant, et sa mélancolie de ne pouvoir tourner le fruit entre les doigts avant de l'engloutir. Dans ces Lettres du géant à l'enfant qui passe, le poète réussit le tour de force d'évoquer les pro­blèmes de la planète ou des hommes de ma­nière imagée, comme le trou dans la couche d'ozone ou les drames des migrations, et d'éveiller l'enfant à des valeurs fondamen­tales de tolérance et de respect des autres. Comme ce géant, qui, bien que retiré du monde des hommes, les regarde vivre et les aime. Il s'agit là d'un beau point de conver­gence entre les deux écrivains, père et fils. Le recueil de poèmes de Norac reprend deux autres textes. Dans « Le carnaval des animaux », écrit sur la musique de Camille Saint-Saëns et créé à La Monnaie en 1999, le poète ouvre la cage de toutes sortes d'ani­maux, des plus habituels — lions, coqs, poules ou ânes — aux plus cachés — les pianistes et leurs habits de pies — aux plus cachés encore — les fossiles, voyons ! Les « Poèmes pour passer le temps » offrent de nombreuses comptines et poèmes sur les mois de l'année, les saisons, les jours ou les moyens de passer le temps. Qu'elles soient conventionnelles ou improbables, qu'il cherche la petite ou la grosse, Norac parle toujours de ses bêtes de manière inattendue, son regard est celui, amusé et serein, d'un géant sur le monde, qui apaise et égayé l'en­fant troublé en nous, et c'est inestimable.

Noël Lebrun