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Critiques de livres


Foulek RINGELHEIM
La seconde vie d'Abram Potz
Bruxelles
Editions Luc Pire
coll. Embarcadère
2003
195 p.

Vieillir

Si je n'en avais pas un peu marre des commémorations, j'aurais commencé cet article sur La seconde vie d'Abram Potz par une citation de Brel : « Mourir cela n'est rien / Mourir la belle affaire /Mais vieillir... ô vieillir ! » Car c'est bien cela qui est au cœur du deuxième roman de Foulek Ringelheim : comment vieillir ? Comment finir quand on n'a aucune envie d'en finir ? Comment supporter l'idée d'être vieux quand on sait combien les jeunes, les moins jeunes et les autres vieux sont insup­portables ? Comment admettre la déchéance inévitable ? Comment la combattre ? A quel grand œuvre se consacrer ? Est-il des erreurs de la longue vie vécue qu'on puisse corriger ? Vaut-il la peine de se fixer des buts, même saugrenus ou indécents ? Est-il encore des jeux qui en valent la chandelle ? Enfin, com­ment résoudra-t-on le paradoxe du vieillard, qui dispose du temps, de l'aisance matérielle et de la liberté pour, littéralement, tout faire, mais qui n'en a plus la force ni le désir ? Psy­chanalyste de quatre-vingt-six ans, Abram Potz, lui, a trouvé, presque par hasard, de quoi donner sens à sa vieillesse : il a tué un homme qui ne lui avait rien fait, qui ne lui était rien - qui même était le plus sympa­thique du groupe de vacanciers qu'Abram accompagnait péniblement. En un seul ins­tant, il s'est rendu compte à la fois qu'il était capable de « jeter un homme à la mort », d'« abolir son âme », et qu'il n'en éprouvait aucun remords mais une espèce de plaisir, au minimum « une alacrité nouvelle », « une rai­son de différer son trépas ».


Foulek RINGELHEIM
Le Juge Goth
Bruxelles
Editions Luc Pire
coll. Embarcadère
1999
138 p.

Avant de se re­mettre à tuer, avant de devenir le plus im­probable des sériai killers, puis plus tard entre deux crimes, il écrit, noircit des cahiers avec ses pensées moroses ou hargneuses – les deux plutôt drôle d'ailleurs - et des détails sur son quotidien en décrépitude. Ainsi, lors du « dîner de commémoration du soixante-hui­tième anniversaire de son baccalauréat, promotion 1930 » : « Chacun  a devant les autres déposé son bilan. Nous totalisions : cinq abla­tions de la prostate, quatre triple pontages, trois cataractes, trois fractures du col du fémur, deux diabètes, trois cancers (côlon, poumon, larynx), un sida, une cécité. » Mais c'est dans la des­cription de ses meurtres que le cynisme rigo­lard d'Abram Potz s'exprime avec le plus de verve. Si sa première victime n'avait dû sa mort qu'à la rencontre malencontreuse avec un Lafcadio octogénaire, les autres furent choisies avec plus de soin - la deuxième parce qu'il n'y avait aucune raison de la tuer et que l'impunité serait assurée, la troisième parce que c'était un vieil amour raté, la qua­trième parce que c'était une analysante dou­blée d'une enquiquineuse (ou bien le contraire), la cinquième parce que c'était un policier et que, dans son délire, Abram le ju­geait suspicieux. De fait, une autre histoire se joue qui contamine peu à peu, puis sup­plante les méfaits du vieil empoisonneur : la disgrâce de la vieillesse cesse d'être une idée, une éventualité future, un mal qui ne frappe que les faibles et les distraits. Elle rattrape Abram Potz malgré sa vigilance et sa vigueur de caractère : « La sonnerie du téléphone m'a réveillé. Mes draps étaient mouillés : ma verge était sortie du goulot de l'urinai. Il faudra que je trouve le moyen de rattacher. L'urinai. (...) Ma mémoire en perce se vide de sa substance. Mes oublis et mes confusions se multiplient. Mes trucs mnémotechniques ne fonctionnent plus. Je ne suis même pas certain que nous soyons mardi 29 novembre. » Abram Potz sait de moins en moins où il en est, peine à dis­tinguer la fiction du réel, verse dans la para­noïa et l'affabulation. Le journal qu'il tient et le roman que nous lisons - reproduit les hoquets de sa pensée, sa tendance progressive au radotage, son glissement dans un monde d'illusions et de peurs. C'est naturellement à Foulek Ringelheim que revient le mérite d'avoir, par le travail d'écriture, su organiser l'incohérence, en même temps qu'il a rendu crédible son vieillard tueur. Parmi les personnages secondaires reparaît le juge Goth, figure éponyme du premier roman de Foulek Ringelheim. S'il n'est plus qu'un « juge défroqué », « qui a quitté la magistrature dans des circonstances obscures », le juge Goth n'en constitue pas moins, pour Abram Potz, la seule menace, la seule ins­tance à laquelle il lui faille se référer. Goth n'est... ni Dieu ni juge, mais pour le juif athée amoral qu'est Abram Potz, c'est pour­tant bien ce qu'il représente : le Jugement de Celui qui sait.

Le lecteur qui se (re)plongerait dans Le Juge Goth, paru en 1999, aurait surtout l'occasion de constater le chemin parcouru par l'écrivain. Il ferait certes son miel des répliques cinglantes du juge et de ses mo­nologues grinçants : « Elle est désarticulée, la balance. La vieille Thémis a la vérole. Ecoutez, le droit a cessé de m'amuser. Je pré­fère les romans de Balzac. J'aime la justice, mais j'ai l'impression de ne rendre que l'in­justice. » La plume était alerte, le ton mor­dant, mais l'ensemble paraissait davantage composé de saynètes pratiquement auto­nomes ; il lui manquait l'ossature roma­nesque, qui fut trouvée dans La seconde vie d'Abram Potz.

Laurent Robert