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Critiques de livres

Médias : l'inflation par le bas

L’action s'est déroulée sous les yeux des téléspectateurs, en août 1996. A Paris, l'église Saint-Bernard était brutalement investie par les forces de l'ordre mandatées pour arrêter des « sans-papiers ». La télévision a donc montré l'ex­pulsion hors d'un lieu pourtant réputé in­violable, inexpugnable. C'est sous le coup de ces images qui crevaient aussi bien les yeux que l'écran — « (...) j'avais la certitude d'assister à quelque chose de hautement symbolique et de parfaitement incroyable » nous confie l'auteur — que Marc Moulin a résolu de consacrer un essai aux abus et dé­rives des médias qui ne jurent plus que par l'ecalade aux sensations fortes et leur matra­quage.

Je ne sache pas que Marc Moulin soit dévot d'une quelconque religion pour s'émouvoir d'une descente de police dans un lieu de culte. Je le crois plutôt frondeur et si je de­vais lui trouver un côté « pratiquant », ce serait dans l'irrévérence du mécréant. Il n'est donc pas fortuit de le voir défendre une certaine part de sacré — fût-ce à partir d'un lieu dont c'est la vocation de l'abriter — pour prendre le contrepied d'une société qui sacrifie au tape-à-1'œil et au compte en banque jusqu'à la nausée. Dans cette société du spectacle, la maladie de la surenchère est devenue la règle. Marc Moulin distingue plusieurs causes — des « ferments » — à cette course effrénée : le consumérisme, la confusion, la simplification et surtout la peur, une peur qui, selon le journaliste américain Dan Rather « nous pousse à l'er­reur » (fait significatif, Marc Moulin re­prend cette citation à deux reprises dans son livre). Marc Moulin redoute en effet que, sous la pression des arbitres du quatrième pouvoir, l'on traite l'information politique et générale selon des critères qui s'appli­quent aux fictions, aux shows médiatiques et à la publicité, car cette confusion des genres ajouterait encore à la confusion des esprits.

On se rappellera aussi que Marc Moulin est musicien, très fin connaisseur de la musique de jazz et qu'il a été l'initiateur et l'anima­teur de Radio-Cité, la première radio « Music and News » de service public en Belgique francophone. Or, par comparaison avec le rock, il se montre très critique envers les outrances de tout un segment de la cul­ture hip-hop, surtout quand un phénomène comme le gangsta rap fait l'apologie de la délinquance, là où le rock en appelait à la rébellion. Mais ne verrait-on pas dans cette défiance une déception inavouée envers une relative indigence musicale propre au rap ? Nous aurions aimé que Marc Moulin s'en prît avec la même ardeur à ces purs produits de défonce auditive que sont la « house » et la « techno ». Du reste, il n'omet pas d'évo­quer toute l'ambiguïté dont s'entoure l'usage des drogues dans la société du spec­tacle, selon qu'on en est une vedette ou un spectateur.

Marc Moulin ne croit pas si bien dire quand il affirme que, dans les émissions de variétés, la télévision « impose son canevas aux artistes ». On en a le même exemple dans les magazines culturels quand ils ne vont plus guère à la rencontre d'un talent pour le faire découvrir, mais préfèrent convoquer celui-ci pour qu'il se découvre. J'ai gardé en mémoire l'aventure survenue à Georges Meurant, invité naguère à s'expri­mer sur un plateau de télévision. Comme son souhait d'y montrer un de ses tableaux fut écarté d'un revers de main, l'artiste dé­clina l'invitation. C'est alors qu'on lui rétorqua que d'autres étaient « prêts à mon­trer leur cul » pour passer dans l'émission en question.

En tant que créateur, animateur et produc­teur, Marc Moulin est partie prenante dans le monde des médias où il lui arrive de jouer les provocateurs. Il était donc idéale­ment placé pour nous avertir qu'un change­ment de civilisation est en cours dans le « village global » et risque de s'imposer sans que l'on s'en soit aperçu. La Surenchère té­moigne d'une juste indignation fondée sur une excellente connaissance et pratique des médias. Toutefois, on y trouvera plus sou­vent des réflexions et des constats mis bout à bout dans une écriture à la va-vite, qu'une argumentation structurée. Marc Moulin ac­cumule les exemples, voire les anecdotes, pouvant aller jusqu'à la redite, au détriment d'une analyse plus poussée. L'horreur mé­diatique et la terreur dont elle procède au­raient-elles rattrapé Marc Moulin en le pressant d'écrire un livre dans l'urgence ?

Philippe Dewolf

Marc MOULIN, La Surenchère (L'Horreur médiatique). Bruxelles, Labor, collection « Quartier Libre », 1997