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Critiques de livres


Jean-Philippe TOUSSAINT
La télévision
Minuit
1997
269 p.

Artiste cherche société pour se mettre en spectacle (Sur La télévision)

Cinq ans après La réticence, Jean-Philippe Toussaint sort un nou­veau roman qui a d'emblée connu un grand succès. Pourquoi ? Sans doute parce que c'est un bon livre, toute la presse l'a proclamé. Mais encore ? Le personnage central de La télévision (il ra­conte sa propre histoire) est un chercheur qui a obtenu une bourse pour écrire à Ber­lin un essai sur les rapports entre l'art et le politique au XVIe siècle. Il a déjà un titre pour son étude : Le pinceau, en référence à celui qu'aurait laissé tomber le Titien de­vant Charles Quint venu visiter son atelier, selon une légende dont s'est emparé Musset pour une de ses nouvelles. Contre toute at­tente, l'Empereur l'aurait ramassé, s'incli­nant devant le peintre en hommage à son talent. Mais la thèse à laquelle cette anec­dote doit servir d'emblème ne sera jamais écrite, car l'auteur achoppe dès le départ sur un point de détail, savoir comment il doit nommer son personnage, Titien ou le Ti­tien, Tiziano ou Vecellio... Il s'invente dès lors mille échappatoires, alors même qu'il venait de décider une fois pour toutes qu'il cessait de regarder la télévision pour se mettre enfin au travail. En somme, le roman raconte comment avorte le projet de thèse, comment, à la place du texte, s'écoule un été de laborieuse oisiveté à Ber­lin, tandis que la femme (enceinte) du nar­rateur et son fils sont en vacances en Italie. Passant du XVIe siècle à la fin du XXe, du pinceau au récepteur de télévision, on ne change pas pour autant de sujet, même si la question des rapports de l'art au politique apparaît de façon dégradée, se manifestant sous le sceau du dérisoire, de l'impuissance. C'est que le projet narratif de Toussaint peut se lire comme une vaste entreprise de distinction, qui permet à l'écrivain d'affi­cher sa singularité sociale. Eteindre son télé­viseur, c'est d'abord se démarquer de la masse, du tout-venant des gens qui conti­nuent de tourner leurs yeux vers l'écran, pour adopter la position distancée de l'ob­servateur : « Je regardais tous ces faisceaux lumineux changer ensemble devant moi, ou tout au moins par grandes vagues succes­sives et synchrones qui devaient corres­pondre aux différents programmes que cha­cun suivait dans les différents appartements du quartier et j'éprouvais à cette vue la même impression pénible de multitude et d'uniformité qu'au spectacle de ces milliers de flashes d'appareils-photo qui se déclen­chent à l'unisson dans les stades à l'occasion des manifestations sportives. » On ne peut mieux dire.

Cette volonté de singularisation caractérise le personnage à plus d'un titre. N'est-il pas boursier, déjà, dans un pays qui n'est pas le sien, dont la culture lui est en partie étran­gère ? Il y a, de lui à eux, une distance objec­tive qui lui permet d'exploiter avec esprit le registre des différences entre les mentalités. Cela nous vaut par exemple quelques pages, cocasses sur la gêne, vite surmontée, qu'un Français un peu raide peut éprouver quand il se retrouve, un dimanche d'été, dans un parc public de Berlin au milieu d'une foule d'Allemands complètement nus. (Au pas­sage, il note aussi avec finesse une autre dif­férence, incarnée cette fois par un groupe de jeunes Turcs qui conservent, malgré la cha­leur, leur blouson de cuir et leur quant-à-soi : l'autre de l'autre). On s'amusera aussi de bon cœur en découvrant la catastrophe écologique que notre narrateur, décidément un peu empoté, a réservé, pour leur retour de vacances, aux voisins qui lui avaient de­mandé de veiller aux plantes de leur appar­tement : ces Allemands tout de même, si sé­vères, si verts ! (Diront les lecteurs, tout heureux d'avoir eux aussi l'occasion de se démarquer en se transformant en observa­teurs complices de la scène qu'on leur rap­porte, selon un ressort comique bien connu.)

Plus radicalement, le narrateur occupe aussi une position retranchée par rapport à ce lien social que constitue le travail : je veux dire, le fait d'avoir à travailler pour gagner sa vie. Avec candeur (ou cynisme, je ne sais trop), il assume le fait, généralement bien établi, qu'une fois obtenue la bourse convoitée, il n'y a plus de compte à rendre à personne, sauf à ménager la susceptibilité du représentant de l'institution qui a oc­troyé l'argent (pages comiques, encore une fois, sur cette relation en porte à faux, dou­blée du plaisir de l'équivoque sexuelle : Monsieur Menechius en est-il ?). Il ne reste plus, dès lors, à l'heureux bénéficiaire qu'à jouir de sa prébende en rebaptisant du nom de travail tout ce qu'il lui plaît de faire, c'est-à-dire, pour l'essentiel, glander, réflé­chir, aller nager, observer d'un œil amusé la vie quotidienne (exemple de situation amu­sante : une femme de ménage qui râle pen­dant que le chercheur en disponibilité se prélasse à côté d'elle devant sa télé)... Beaucoup applaudiront. Les politiques (ceux qui ont découvert Debord quand il s'est sui­cidé parce que Sollers en parlait dans Le Monde) se féliciteront de l'illustration con­crète que ce roman propose de certains de leurs principes, du type : « à bas le travail, vive la jouissance, méfions-nous de la société du spectacle », etc. Les esthètes (mais nous avons tous un peu des deux) apprécieront la subtile mise en abyme qui permet, sous le ton de la dérision, d'exprimer la dégradation du statut de l'artiste, son exclusion des cir­cuits sociaux, en comparaison avec une époque où les Princes honoraient les créa­teurs ; ils aimeront aussi le rapport antithé­tique qu'on peut établir entre la grossesse épanouie de la femme du narrateur, et la sté­rilité — intellectuelle du moins, car pour le reste, il n'arrête pas de se vanter — du sus­dit. Les philosophes (on a tous son Kant à soi) ne manqueront pas de souligner la perti­nence avec laquelle l'auteur analyse l'aliéna­tion audiovisuelle. Les sociologues, sans nul doute, s'empresseront d'aller voir ce que dit le nouveau Bourdieu, intitulé — quelle coïn­cidence historique ! — Sur la télévision. Qu'on ajoute à ce monde les jeunes gens en mal d'écriture, qui reconnaîtront comme leurs les difficultés de l'artiste à produire : voilà un public.

Ce livre affiche encore d'autres atouts, sty­listiques en particulier (l'auteur, par exemple, a le chic pour séparer à outrance les propositions relatives de leurs antécé­dents, histoire de bien marquer la désinvol­ture qu'il peut se permettre envers les codes syntaxiques, tout en se gardant, bien en­tendu, de mettre la phrase en péril). Je ne parviens pas cependant à y adhérer totalement. Certes, tout cela est mené avec esprit, avec classe. Mais comme cet esprit de classe me paraît éloigné des seules singularités vraies qui, au plus intime, touchent à l'uni­versel !

Carmelo Virone