Comment peut-on être chinois ?
Il est de ces livres qui vous prennent par surprise, vous touchent là où vous vous y attendiez le moins et par ce qui vous est totalement étranger. La tête ailleurs est un de ceux-ci, même si son sous-titre, « années chinoises » en indique dès l'abord la teneur générale. L'auteur, Jean-Pierre Outers, vit depuis six ans en Chine. Loin des récits de voyage où l'enthousiasme du découvreur célèbre, pêle-mêle, l'exotisme, la « longue tradition », les us et coutumes, l'accueil et autres lieux communs, au-delà aussi des évocations ambiguës de l'intellectuel occidental, coincé entre le syndrome mal digéré du « barbare en Asie » et le soupçon de condescendance qui guette celui qui se croit fondé à saisir, dans un même regard, l'altérité et la communauté des hommes, l'auteur semble ici s'être littéralement perdu, corps et âme, dans un autre monde.
L'avant-propos donne le ton, avec une extrême justesse : « Ceci est donc tout d'abord un long trouble, complet, où corps et tête sont en déroute, recouvrent leur maladresse, où tout, tout d'un coup, semble différent, à nouveau possible, où je crois mourir de pouvoir renaître, et dès lors ne figurent ici que d'infimes traces d'un séduction et de la surprise d'être là. » Et c'est bien cette fragilité intrinsèque, assumée, qui contamine petit à petit le lecteur. « Immersion », « noyade », « plongée volontaire », le voyageur se retrouve soudainement dans un milieu qui le laisse nu, sans autre repère où s'accrocher que celui de son corps. Il lui faut alors, pour survivre, redéchiffrer le monde sur un mode « quasi érotique », et peut-être ainsi, renouer avec un imaginaire collectif au-delà de son occidentalité.
Quelques biais, de simples détails suffisent à faire émerger cette aventure intérieure, sorte d'initiation à rebours qui s'apparente à la « petite mort ». Bien sûr la question de la langue et de l'écriture chinoises est évoquée, mais aussi la culture du chiffre, le cloisonnement, la médecine, le repas, le plaisir, les lieux d'aisance, le chant, la peau, et bien d'autres... Pas de catalogue pourtant, pas de visée sociologique ou politique non plus. Un être humain, tout simplement, au milieu de ces semblables si différents et si proches à la fois, comme « aspiré » dans une multitude fascinante.
L'écriture elle-même, au rythme haché, truffée d'incises, de chiasmes, de tâtonnements, n'est pas sans rappeler la méticuleuse dégustation qui caractérise les repas chinois. On y suce quelques os, on picore ici et là quelques petites portions à même le plat, on recrache les résidus, on savoure le détail des saveurs. Et toujours avec humour, entre sourire et désarroi. Jean-Pierre Outers est devenu chinois et son livre en est peut-être l'aveu le plus désarmant et le plus beau qui soit.
Dominique Crahay
Jean-Pierre OUTERS, La tête ailleurs (années chinoises), Talus d'approche, 1995.