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Critiques de livres


Elisa BRUNE
La tournante
Paris
Editions Ramsay
2001
259 p.

Car tout ne va pas bien

II y aurait quelque chose de pourri dans le royaume des ados. C'est, notamment, ce que semble nous signifier Elisa Brune dans La tournante, son dernier roman. L'auteure de Blanche cassé aborde ici une réalité sociale extrêmement douloureuse, à travers laquelle presque aucune composante de la so­ciété n'est épargnée. Il n'y a pas d'innocence, dirait-on, personne qui puisse affirmer qu'il n'est responsable de rien, ni qu'il a tout com­pris des motivations de celui ou de celle qui se met en marge, à l'écart des chemins trop balisés. Marion a quatorze ans, et rien ne de­vrait entacher le portrait qui serait fait d'elle. Elle est grande, paraît plus que son âge ; elle est belle, intelligente, appréciée et admirée de tous. Ses parents s'avèrent à son égard plus que compréhensifs : en d'autres termes, elle fait ce qu'elle veut, et rien ne lui est interdit. Or, elle fugue, disparaît deux jours avant d'échouer dans un commissariat, arrêtée pour un vol à la tire. C'est là qu'elle explique à une psychologue les raisons d'une fuite qui était un appel au secours. Par goût de l'in­édit, de l'aventure, des expériences nouvelles à tenter, elle s'est fait enrôler dans une « tournante » : elle a offert, chaque jeudi pendant six mois, son jeune corps à des hommes qu'elle croyait plus âgés et expérimentés. Encagoulés, malhabiles, ceux-ci se sont révélés de plus en plus brutaux et exigeants, interdi­sant à Marion de quitter la « tournante ». S'inspirant originairement d'un « fait réel », Elisa Brune a construit son roman en em­boîtant les récits des divers protagonistes. Chacun d'eux devient tour à tour narrateur et apporte sur la situation son point de vue personnel. L'alternance des approches ne re­cèle rien d'une coquetterie : elle toucherait même, à mon sens, le cœur du propos de l'écrivaine. En effet, de Marion à Rachid, l'un de ses agresseurs, en passant par son père ou sa mère, par la psychologue de la police ou la directrice de lycée, par Sergio l'ami barman ou Cécile la tante prof de philo, chacun se défend par un discours où il développe une lecture des faits forcément partielle, forcément caduque — et personne, au fond, n'est exempt de toute mise en cause, quels que soient sa bonne foi, son courage ou sa lucidité. Ainsi Marion est-elle un pur produit de son époque, c'est une consommatrice un peu cynique, qui « veu(t) avoir tout essayé », que rien apparemment ne peut choquer, une fan d'Eminem que font rigoler les discours humanistes de son père et qui méprise ce dernier pour son manque d'ambition professionnelle. En même temps, elle est beaucoup plus pragmatique que ses parents ; elle semble avoir déjà une vision précise de la rugueuse réalité du monde alors que ceux-ci « vivent dans une bulle », qu'ils ne sont, comme le rapporte Sergio, « pas du tout de leur époque. Le père milite pour les Droits de l'homme et la mère cuisine du tofu. C'est incroyable, tout de même, de planer comme ça, surtout quand on habite en plein Bronx [en vérité, le quartier Barbes, à Paris, n.d.l.r.] ». Hermann, le père, est un employé médiocre qui se voudrait photographe d'art et qui, de fait, photogra­phie « des riens », « pantoufles », « poignées de porte », « bouches à incendie », dans le seul but peut-être d'expier d'autres clichés, ceux de son propre père sympathisant durant la guerre avec des officiers nazis. C'est d'ailleurs ce poids du passé — et sa consé­quence : l'irrépressible culpabilité a priori à l'encontre de toute forme d'autorité — qui conduit Hermann à être ce qu'il est : un militant sincère de toutes les bonnes causes, mais plus discoureur qu'efficace, un artiste plus velléitaire qu'accompli, un père conci­liant jusqu'à l'inconscience ou au laxisme. Toujours nuancés, les portraits qui se don­nent à lire permettent surtout d'appréhender combien des générations distinctes ne se comprennent pas ; combien — ce qui est pire — des catégories humaines — définies par le sexe, la culture, l'appartenance sociale ou eth­nique — ne parlent plus le même langage, ne possèdent plus de références communes, et en sont réduites, pour toute communication, à des rapports de domination et de soumis­sion où sont de mise le mensonge, la menace et les violences verbales et physiques. Es­sayant d'analyser, en philosophe et en pédagogue, ce qui est advenu à Marion, Cécile doit bien constater qu'elle « (s')adresse quoti­diennement à des jeunes dont (elle) ignore tota­lement les mentalités et les mœurs » et qu'elle n'est pas mieux armée que quiconque pour apporter une réponse à la difficulté « d'être une adolescente aujourd'hui ». D'une certaine façon, l'effort d'Elisa Brune pour imiter le style discursif de chaque personnage-narra­teur participe encore de cette mise en scène des clivages qui caractérisent la société contemporaine. D'un exercice d'écriture gé­néralement périlleux, l'écrivaine s'est sortie plutôt correctement, même s'il est toujours permis d'ergoter sur l'une ou l'autre tournure : je ne suis pas sûr, par exemple, qu'une adolescente, même « renseignée », parle naturellement de « drogues (...) addictives ». L'essentiel ne réside pas là cependant : La tournante est un roman d'une brûlante actualité qui, s'il est apte à susciter plus d'un débat, doit être lu sans tarder, car ce qu'il dé­crit ne sera, probablement, plus vrai demain.

 Laurent Robert