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Critiques de livres


Georges THINES
Laurel et Hardy ou les miroirs déformants
La Lettre volée
1998
80 p.

L'enfance de l'art

L’élégante collection Palimpsestes de La Lettre volée se signale par la pu­blication d'essais intempestifs flâ­nant dans les contre-allées du savoir, dont chaque auteur a à cœur de faire visiter son jardin secret. Celui de Georges Thinès re­monte à l'atmosphère magique des salles de cinéma de son enfance, à la découverte émerveillée des images inoubliables du ci­néma muet, dont les « limites » techniques (le noir et blanc, et surtout le silence) décu­plaient le pouvoir de fascination : quoi de plus médusant que de voir un immeuble s'écrouler en silence ? Et dans ce souvenir, les exploits de Laurel et Hardy brillent d'un éclat singulier.

Ils ne furent pas le premier ni le seul tandem comique mais, seuls, ils surent s'élever à l'uni­versalité intemporelle du mythe, réussissant même, chose rare chez les burlesques — ni Keaton ni Langdon n'y parvinrent — à fran­chir sans heurt la barrière du parlant, au prix cependant d'un affadissement de leur co­mique dévastateur. C'est que là où les Da­nois Douplepatte et Patachon, comme plus tard Abbott et Costello, ne sont que des idiots clownesques, Laurel et Hardy vivent dans une véritable osmose, chacun recevant de l'autre non seulement son relief mais son existence même. Analysant cette symbiose miraculeuse, Georges Thinès montre qu'elle repose sur une réciprocité paradoxale («somme toute, c'est l'incompatibilité même de leurs personnages qui les rend indisso­ciables »), et plus encore sur une relation spéculaire où chacun joue pour l'autre comme un miroir déformant et fait, à travers ce re­flet de lui-même, « l'expérience cruciale de la dualité». Fortement ritualisé, le comique laurel-et-hardyen est à la source d'une inquiétante étrangère quasi kafkaïenne, tour à tour absurde, onirique et fantastique. Un fantastique fortement ancré dans le quoti­dien, où les objets font planer une menace permanente, et dont les catastrophes en ra­fale dévoilent l'envers cauchemardesque de la vie courante, la folie latente de notre monde et la vanité dérisoire de toute entreprise hu­maine. Rien de plus concret que ce comique-là et partant, rien de plus poétique. Mais l'essai de Thinès déborde aussi son cadre vers un propos plus vaste. S'inscrivant dans une réflexion plus générale quant à l'impact du cinéma sur l'imaginaire et la sen­sibilité moderne (où il a introduit une nou­velle forme de fantastique, très distincte des féeries traditionnelles), l'étude du duo co­mique y est inséparable d'une réflexion nos­talgique qui prend sa source dans une vision pessimiste du monde actuel. Aujourd'hui le burlesque a pratiquement disparu des écrans, personne n'ayant pris la relève de Tati, Jerry Lewis et Blake Edwards, et l'évolution ré­cente du cinéma n'est pas pour hâter sa ré­surgence. A l'heure de l'omnipotence audio­visuelle et des effets spéciaux, l'image s'est tristement banalisée, « le monde ne semble plus nous résister et ne stimule plus notre fa­culté d'étonnement. » Tout en partageant en gros ce constat, on rassurera sur un point l'auteur, qui doute que Laurel et Hardy amusent encore les enfants de six ans d'au­jourd'hui, quotidiennement exposés au bom­bardement télévisuel. Nous faisons régulière­ment, avec ceux de notre entourage, l'expérience du contraire.

Thierry Horguelin