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Critiques de livres


Robert LEGROS
L'avènement de la démocratie
Paris
Grasset
coll. Le Collège de Philosophie
1999
392 p.

Philosophie et politique

Qu'est-ce que la démocratie ? Quelle est son originalité par rapport aux modes d'organisation qui l'ont pré­cédée ? En quoi ouvre-t-elle une expérience neuve de soi, des autres et du monde ? Ces questions cruciales (à une époque où la dé­mocratie semble devenue comme une « évi­dence »), Robert Legros les affronte dans L'avènement de la démocratie, un ouvrage important, très dense philosophiquement mais parfaitement accessible à un large pu­blic. Professeur à l'Université libre de Bruxelles et à l'Université de Caen, spécia­liste de l'œuvre du jeune Hegel, Robert Le­gros poursuit depuis plusieurs années une réflexion originale sur les rapports qu'entretiennent l'une l'autre l'expérience philoso­phique propre à la phénoménologie (voir son précédent livre, L'idée d'humanité. In­troduction à la phénoménologie) et la révolu­tion politique que constitue la démocratie. Sur le plan politologique, Robert Legros ne prétend à aucune originalité. Il reprend le schéma explicatif de Tocqueville qui, dans De la démocratie en Amérique, opposait la société démocratique (alors naissante) aux sociétés aristocratiques. L'évolution de celles-ci à celle-là se traduit par un triple processus : une égalisation des conditions, une autonomisation de l'homme et une in­dépendance accrue des individus. La nou­veauté démocratique, c'est que les citoyens se perçoivent désormais comme semblables, c'est-à-dire libérés des hiérarchies et des ré­seaux d'appartenance qui, dans la société aristocratique, faisaient apparaître les inéga­lités et les différences comme « naturelles ». Telle est précisément la pierre de touche de Robert Legros. Comment une telle nou­veauté a-t-elle pu se manifester ? Comment les hommes ont-ils pu se percevoir les uns les autres comme appartenant à la même hu­manité ?

Le paradoxe, montre-t-il, c'est que cet hori­zon d'universalité qui caractérise la con­science démocratique n'aurait pu émerger sans la reconnaissance de la relativité des cultures. Avec la pensée moderne, en effet, est récusée l'idée d'un étalon naturel ou sur­naturel permettant de fonder l'ordre social. Toute société, toute humanité appartien­nent à une culture, sont « mises en forme » et « en scène » par elle. Or cette « mise en forme » est indissociable d'une réflexion de la culture sur elle-même, par laquelle elle se déprend de la croyance spontanée au monde, rompt avec l'intelligibilité circulaire de la vie quotidienne. Cette capacité réflexive et critique, que la phénoménologie appelle la « suspension » (époche) de « l'atti­tude naturelle », en laissant apparaître le monde environnant (Unwelt) comme constitué, construit, nous ouvre ainsi à une expérience plus profonde — expérience pré­culturelle, pré-conceptuelle du monde (Welt) en tant précisément qu'il apparaît, se manifeste à travers les phénomènes. Selon Robert Legros, cette expérience proprement phénoménologique du monde de l'huma­nité universelle fonde la démocratie. Celle-ci, en se réfléchissant comme culture, rend possibles la suspension collective de tous les repères et de toutes les identifications, et le sentiment partagé par tous les citoyens d'ap­partenir à une même humanité infigurable. L'universel démocratique n'est donc plus donné a priori (par Dieu ou le Cosmos), mais ne se dissout pas pour autant dans la particularité des cultures ; il se manifeste désormais comme l'horizon de toute culture en train de s'interroger sur elle-même. Il y va de l'expérience démocratique comme du jugement esthétique chez Kant : l'universel sur lequel elle s'appuie n'est pas « détermi­nant » mais « réfléchissant » ; il est à inven­ter par chaque citoyen, en chaque occasion concrète.

On pourrait objecter que la fidélité scrupu­leuse de Robert Legros à la méthode phéno­ménologique l'empêche d'intégrer à sa dé­marche les apports venant d'autres horizons théoriques (la sociologie critique, la psycha­nalyse, la philosophie analytique, etc.). Mais ce serait justement passer à côté de l'essentiel : la démonstration obstinée qu'il y a bien une implication réciproque entre une méthode de pensée qui se veut exi­geante et même exclusive, et un régime po­litique aux formes multiples, parfois même insaisissable. Penser avec la plus grande ri­gueur conceptuelle un objet aussi flou que la démocratie, telle est la réussite incontes­table de cet ouvrage. Le seul reproche que l'on serait tenté d'adresser à Robert Legros, c'est qu'en monopolisant son attention sur l'avènement de la démocratie, il néglige son évanouissement actuel dans le marché et le spectacle. Mais ce sera peut-être l'objet d'un prochain ouvrage...

Edouard Delruelle