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Critiques de livres


René BIZAC
La véranda (suivi du Sapin en plastique)
Editions Hayez & Lansman
2004

Des langues qui s'inventent

Dans les publications théâtrales de ces derniers mois, deux pièces se distinguent par leur forme expres­sive. La véranda de René Bizac met en scène deux personnages principaux, deux sœurs : Fanny, « la Petite », 13 ans, et Franca, « la Grande », 21 ans. Leur mère s'est suicidée, leur père a disparu. Partie à la ville voisine, Franca vient de trouver du travail et a obtenu la garde de Fanny. Joie des retrouvailles, confidences, pro­jets. Affrontements aussi. Car si leur complicité est grande, grandes aussi sont les différences entre elles. L'aînée, raison­nable et responsable, est déçue par les hommes (« un bonbon sur la langue / un bonbon qui fond doucement / une sucre­rie / rien d'autre »). Elle porte en elle un lourd secret, peut-être un inceste, avec ce père ébéniste et peintre amateur qui, sa journée finie, faisait d'elle son unique modèle. La Petite, elle, à peine arrivée chez sa sœur, recherche la compagnie des hommes et excite leur convoitise. Elle rêve d'un ailleurs, d'horizons lointains (« ces routes sont écrites pour moi », dit-elle), de fuir avec Fred et ceux « de l'auto­route » qui, toutes les nuits, « vont de l'autre côté », et dont elle lave le linge souillé de boue, comme pour retrouver une innocence perdue. Une entreprise qui ne va pas sans risque. Dans la ville règne un climat insurrec­tionnel. Le couvre-feu est de rigueur, la circulation d'un quartier à l'autre régle­mentée par des dispositions arbitraires. Par qui, pourquoi, nous ne le saurons pas.


Philippe BLASBAND
L'invisible
éditions Hayez & Lansman
2004
38 p.

C'est là l'une des grandes forces de cette pièce. Ce qui, dans d'autres textes, aurait focalisé l'intérêt demeure ici im­plicite, relégué à l'arrière-plan. L'in­trigue se concentre autour de quelques scènes très denses entre les deux sœurs — des échanges qui oscillent entre naï­veté enfantine et crudité ou même cruauté. Elle progresse par bonds, lais­sant dans l'ombre des pans entiers de l'histoire. Il en résulte un grand pouvoir de suggestion, quasiment onirique, où les choses vues et entendues se détachent sur fond d'ombre, se creusent d'une inquiétude permanente, obsédante. Tout ceci n'est rendu possible que par la grâce d'une écriture d'une lumineuse et immédiate évidence. Tantôt elle prend la forme de longs monologues dépourvus de ponctuation, comme une parole trop longtemps retenue et qui doit trouver à s'épancher (ainsi lorsqu'à la fin la Mère, ou plutôt son fantôme, vient émettre sa litanie de plaintes contre l'existence étri­quée qui fut la sienne, évoquant une der­nière fois la véranda jamais construite, qui aurait élargi son horizon et l'aurait peut-être sauvée de la mort). Tantôt au contraire elle s'agence en fragments acé­rés, bouts de phrases elliptiques, souvent sans sujet ou sans verbe, dont la lente progression donne à cette langue parlée toute son originalité (« Enfin / elle par­lait si / La véranda / Jamais finie la vé­randa qu'elle disait / Et puis ses maux de tête / et Papa qu'était jamais là »).

Bien que le sujet en soit différent, L'in­visible de Philippe Blasband n'est pas sans rapport avec la pièce de René Bizac. Dans ce monologue, le narrateur ra­conte son enfance en Iran, la guerre, la fuite hors du pays, l'arrivée en terre étrangère. Il n'est pas seul : partout l'ac­compagne, le hante jusqu'à l'obsession la présence de son frère cadet, sorte de double de lui-même. Il l'entr'aperçoit dans le miroir en se rasant, entend un instant son souffle quand il est pris d'une crise d'asthme. A mesure que le narrateur s'acclimate, se familiarise peu à peu avec l'idiome et les mœurs du pays étranger, l'existence du frère se fait plus inconsistante, plus fugitive — jusqu'au dénouement final que nous tairons afin d'en laisser la découverte au lecteur. La pièce de Blasband dit la difficulté de l'exil, la douleur d'être arraché aux siens, à sa culture, à ses valeurs. Mais il le fait d'une manière très particulière, par l'in­vention d'une forme à nulle autre pa­reille. En effet L'invisible est aussi, et peut-être d'abord, un texte sur la langue, l'histoire d'un combat avec la langue. Lorsque le « je » s'exprime, il a recours à un style baroque, somptueux dans sa maladresse même. Qu'on en juge par ce passage décrivant les horreurs de la guerre : « Déchiquète-morceaux les corps, langues-feu d'en ciel bombardé, grenades hurlamentales, larmes par sang, fracasses, et fort-tellement que saigne le nez et de cadavres des champs et odeur-poudre, et odeur-sang, et odeur merdale de partout, et violées les femmes et les filles et les enfants, égorge et mange les corps, terre vomissante de crachats et le sang sombré des qui s'en mourrira d'hur­lements...  » Rien qui ressemble à du « petit nègre », nulle caricature d'un « parler étranger » fait de quelques syntagmes maladroits, mais au contraire une poésie brute, pleine d'inventivité et de sauvagerie. Comme si, au sein même de la langue apprise, ressurgissait toute la ri­chesse refoulée de la langue natale, qui travaille la première de l'intérieur jusqu'à la faire éclater, lui conférant la singularité fascinante et un peu monstrueuse des formes hybrides. Effet d'autant plus fort que le récit est entrecoupé de dialogues imaginaires entre le narrateur et son frère ou des habitants du village, formulés eux dans un français impeccable. On ne peut s'empêcher de faire le lien entre cette fable d'une grande force évocatrice et un essai en cours de rédaction, dont on trouvera les premières pages sur le site de l'auteur (www.blasband.be). Il y est question de la dysphasie, une maladie dont son fils est atteint et qui affecte la communication verbale. Dans ce texte émouvant, l'auteur note le paradoxe qu'il y a, pour des parents dont le langage est le métier (sa femme est comédienne), à se trouver confrontés à un mal qui précisé­ment en altère le fonctionnement. Et peut-être n'est-il pas interdit de voir, dans L'invisible, une manière d'exor­cisme, une façon de démultiplier la puis­sance expressive de la langue afin de conjurer, symboliquement, le sort injuste de ceux pour qui, par la faute d'un gène défectueux, elle restera toujours limitée.

 Daniel Arnaut