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Critiques de livres


Diane MEUR
La vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même
Paris
Sabine Wespieser éditeur
2002
617 p.

Mardochée de Löwenfels, faux meurtrier, vrai fuyard

Diane Meur est née à Bruxelles en 1970, ville qu'elle a quittée dix-sept ans plus tard pour préparer Normale Sup à Paris. De fil en aiguille, cette lectrice passionnée des romans de Sue, Dumas, Le­blanc ou Zévaco se met à traduire des ou­vrages allemands, des livres d'érudition mais pas de romans. La seule exception fut un vo­lume d'Heinrich Heine, son « grand amour de jeunesse », comprenant notamment un roman inachevé, Le roman de Bachârach. « C'est par un heureux concours de circons­tance que j'ai été amenée à traduire ces textes, reconnaît-elle. Comme Heine était pour moi un auteur presque sacré, je crai­gnais à tout moment de trahir la lettre et de m'égarer du côté de l'esprit. Je me suis en définitive moins amusée à le traduire que je n'aurais cru, alors qu'il est quelqu'un d'ex­trêmement amusant. Ce qui est merveil­leux, chez lui, c'est son art de mêler en per­manence, et sans que jamais l'un affaiblisse l'autre, le comique et le pathétique. » II y a quelques années, sans plan préalable, sans même avoir une idée précise d'où elle voulait aller, elle s'est lancée dans le récit ima­ginaire de la vie d'un jeune noble proscrit et fuyard au cœur de l'Allemagne du début du XIVe siècle, se laissant entraîner par son héros. « La traduction des Ecrits sur Dante, d'Erich Auerbach, m'avait confrontée aux problématiques politiques, religieuses, cultu­relles et intellectuelles de cette époque moyenâgeuse, explique-t-elle. C'est cette immersion de plusieurs années qui m'a conduite à écrire ce livre. Au début, je voulais utiliser mes connaissances sur cette période pour faire un roman d'aventures. Mais lorsque j'ai commencé à écrire à la première personne, me mettant dans la peau de Mardochée, c'est devenu quelque chose de plus profond. » Le résultat, magistral, s'appelle La vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même. Citoyen de l'Empire germanique, deuxième fils d'un duc, le narrateur est ainsi pré­nommé, comme le veut la coutume, depuis qu'un de ses lointains aïeuls a été sauvé par un médecin juif qui portait ce nom lors de la troisième croisade. Enfant, il est le souffre-douleur de son grand frère, Ro­dolphe, le protégé de sa mère. Son unique refuge est le giron de sa nourrice, Mila — à laquelle il fera d'ailleurs plus tard une fille, ce qui vaudra à la malheureuse de passer du rang d'esclave chez ses parents à celui de prostituée dans une ville voisine, à la grande honte et tristesse de cet adolescent qui en conservera toute sa vie une plaie ouverte. Il est encore jeune lorsque son aîné tant re­douté est enlevé sous ses yeux par des Tatares. Non seulement il a désormais la paix mais, en plus, il devient l'héritier du duché et, surtout, il est promis à une cousine dont il est ardemment épris. Et puis un jour, Rodolphe revient. Mais est-ce bien lui, ce manant grossier ? Mardochée ne peut, ne veut le croire. Habité par la haine, il l'affronte en duel. Il tombe dans un piège tendu par trois brigands soudoyés par le traître, qu'en se défendant il tue pourtant. Du moins le croit-il. Le voici donc en fuite à travers le pays. Sur son chemin, il rencontre un faux ecclésiastique, Frère Ildefonse, et ses deux complices, auxquels il s'acoquine. C'est sans compter sur son vieux maître, Venetius, qui finit par le retrouver dans un bouge im­monde. Sa destinée va s'en trouver changée. C'est son errance, à la fois physique — on le retrouve à Nuremberg, dans un couvent, à Spire ou à Munich — et intérieure, que raconte la jeune auteure. Tout en recréant intelligemment le climat de cette époque lointaine et méconnue et en donnant une description souvent saisissante des villes, et d'abord de ses « mauvais » quartiers, Diane Meur s'intéresse d'abord au trajet intérieur de cet homme prisonnier de son destin. Ses discussions politiques, métaphysiques, spiri­tuelles ou philosophiques avec Venetius, passionnantes et instructives, sont écrites dans une langue souple et fluide parfaite­ment maîtrisée. On reste stupéfait devant la maturité d'écriture et de réflexion de ce pre­mier roman de plus de 600 pages. Raconté par l'intéressé lui-même quelques années après les événements dont il est question, ce roman d'initiation dans la meilleure tradition du genre est publié chez un nouvel éditeur, Sabine Wespieser, qui est notamment passée par la meilleure école qui soit, celle d'Actes Sud.

Michel Paquot