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Critiques de livres


GUDULE
La vie en Rose
Grasset Jeunesse
coll. Lampe de poche
220 p.

La sublime duperie de la littérature

C'est aux éditions Grasset, dans la collection Lampe de poche, que pa­raissent les aventures de Rose, une adolescente de presque seize ans qui vient d'entrer en troisième latine chez les Sœurs de la Trinité, au début des années soixante, à Bruxelles. Les parents de Rose sont à la tête d'une petite quincaillerie. Rien de bien exaltant pour leur fille, d'une nature folle­ment romanesque, qui ingurgite tous les livres qui lui passent sous la main, « chefs-d'œuvre comme nanars ». Rose se sent un infâme laideron : une petite tête aux che­veux ras, un cou mince de victime, pas de seins, pas de hanches, une allure pitoyable­ment androgyne... Comme beaucoup d'adolescentes, Rose se sent mal dans son corps, s'interroge sur son aptitude à séduire un garçon, à se faire aimer. Elle est née quelques années trop tôt, avant la mode lancée par Twiggy qui lui ressemblera étrangement. C'est au contraire, cette année de ses seize printemps, le règne de BB, Gina Lollobrigida et autres Marylin Monroe... Rondes là où il faut, pourvues d'une cheve­lure flamboyante, d'une extraordinaire dé­marche chaloupée... exactement comme sa copine Monique...
Peu de gens possèdent une télévision, on écoute la radio, on lit les journaux. Les nou­velles ne vont pas vite, les idées sont bien ar­rêtées. Aussi, lorsque les deux amies lient connaissance sur le chemin de l'école avec un relieur un peu artiste, un peu poète et to­talement anticonformiste, les voici dans un autre univers.


GUDULE
Soleil Rose
Grasset Jeunesse
coll. Lampe de poche
2004
221 p.

C'est un être étrange, bedon­nant, le poil clairsemé que les deux gamines remarquent à la vitrine de son atelier, 22, avenue Victor Hugo. Monique le surnomme Polochon et lui invente les aventures d'un Ubu Roi.

Polochon est rigolo, il leur fait découvrir Lorca, la peinture moderne, la sensualité... Jamais personne ne s'était occupé si bien d'elles. Rose passe du dégoût pour les chairs molles et flétries à un intérêt non dissimulé. Voici un remake de Claudine. C'est la su­blime duperie de la littérature, déclare Gudule. Monique devient Claudine et Polo­chon, Renaud ; Rose adore les livres de Colette ! Monique largue Polochon, il tente de se suicider, quel romantisme ! Quel bon mode d'emploi pour embobiner les jeunes filles en fleur !

Rose remplace Monique, placée en pension par ses parents. Mais les pulsions du quin­quagénaire ne se limitent pas au partage du thé à la bergamote, il apprend à Rose l'or­gasme et le plaisir. La petite fille moche se sent aussi belle que les héroïnes de ses ro­mans, Angélique, Ambre et autres Caroline. Littérature à l'eau de rose ? Très vite, on tombe dans un autre registre. Rose est enceinte. Une fille-mère de seize ans, ce n'est pas bien vu aujourd'hui. Une fille enceinte, dans les années soixante, d'un type de cinquante ans soupçonné de dé­tournements de mineures,... Nous voici plongés à présent dans un cha­pitre des Misérables ou de L'Assommoir. Rose traverse toutes les épreuves, le désamour, la veulerie, la tromperie, la violence, dans une surenchère de péripéties misérabi­listes.

Gudule nous avait prévenus : la réalité dé­passe la fiction, cette histoire est autobio­graphique. On a pourtant du mal à y croire. Et peut-être plus encore à la suite, Soleil Rose. On a beau replacer les choses dans le contexte du début des années soixante, cette saga n'est pas crédible : en deux ans, une petite fille de moins de seize ans tombe amoureuse d'un quinquagénaire bedonnant qui se joue d'elle, devient fille-mère, trouve du boulot, vit seule à Beyrouth et épouse un jeune musicien libanais dont elle est éperdument amoureuse... Certes, les adolescentes trouveront ici les sujets qui les tracassent. Certes, elles peu­vent voir sous un autre angle la vie amou­reuse au temps de leur grand-mère, un peu comme un roman historique. Elles peuvent comprendre où mènent les idées roma­nesques puisées directement dans la littéra­ture. Ces deux romans offrent aussi nombre de sujets intéressants pour une discussion en classe — la sexualité précoce, le racisme, l'univers du travail, le plaisir, la mater­nité... — vus par une adolescente. On peut parier que, pour toutes ces raisons, ces livres trouveront leurs lectrices. Mais je préférais quant à moi la cohérence romanesque de La mort aux yeux de porcelaine publié en 2001 chez Flammarion, avec une écriture moins familière et une plus grande intériorité.

Nicole Widart